Il continuait sans plus y croire, concentré sur sa conduite, au rythme des miaulements lugubres de Galatée qui couvraient les sirènes, guettant en face le gyrophare bleu qui refermerait l’étau. Mais le pont de Tacoma l’attendait, les pieds dans la brume qui coulait sous lui, noirci par l’aube que le vent tentait de repousser. Toile d’épeire tendue sur son âme, dissimulée derrière les flashes lumineux qui pourtant s’efforçaient de le retenir. La seule chose qui lui importait, c’était qu’il n’y avait personne pour l’arrêter, et les panneaux de signalisation qui dansaient autour de lui ne faisaient que s’écarter pour le laisser passer jusqu’à cette ultime et si fragile barrière. Il aurait dû sentir frémir les câbles d’acier.

* * *

Herald avait été prévenu en pleine nuit. Le pont se dressait devant lui, grimaçant. L’amplitude croissante des oscillations était inquiétante. Pourtant, tous les paramètres de la modélisation étaient loin d’atteindre les limites critiques qui pouvaient annoncer un affaiblissement de la structure. Il avait écarté la possibilité d’une erreur dans les calculs qui avaient été disséqués puis contrôlés et encore vérifiés jusqu’à l’écœurement ; chacune des équations lui était si familière qu’il en était arrivé au point de sentir, de prévoir l’ordre de grandeur des résultats. Il ne restait que le modèle, son modèle, que ces évènements rendaient désuet. Toute prédiction lui était désormais inaccessible ; ses observations, ses mesures confirmaient une légère anormalité, qui suffisait à faire table rase de toute la théorie mathématique sous-jacente. Comment pouvait-il reprendre tout à zéro alors que tout était fini ? C’est alors qu’il vit surgir les deux phares de l’autre côté du tablier, comme deux points s’ouvrant sur la plus grave bévue de sa carrière.

* * *

Les sirènes s’atténuaient, ils renonçaient à le poursuivre, le laissant avec cette étrange sensation de soulagement mêlé d’une menace ténue qui peu à peu s’insinuait dans son esprit. Son regard commença alors à prendre la mesure de l’infrastructure du pont qui l’enveloppait, tandis qu’il réalisait les changements qu’avait subis sa façon de conduire. La voiture avait ralenti d’elle-même, comme soumise à une force supérieure. Elle devait lutter contre un flux constant de vent qui la repoussait de cette chaussée déjà inconsistante. Elle hésitait à rejoindre ce centre sous le portique des piliers où, pourtant, tout semblait converger, des trottoirs aux parapets. Comme en réponse, un son dur et métallique cingla l’air. La secousse en écho jeta la voiture en travers de la route. La toile d’acier tendue avait rempli sa fonction. Immobilisé, craignant à tout instant d’autres ruptures, imaginant cette chute obscure vers l’eau noire, il n’arrivait pas à faire cesser les tremblements nerveux de son corps. L’épeire en alerte fondait sur sa prise. Il lui restait une bonne moitié du pont à parcourir. Une pensée l’effleura pour Galatée qui avait disparu sous son silence.

* * *

L‘appel était arrivé au plus mauvais moment et, comme on était la voiture la plus proche, on avait dû remettre à plus tard la perspective d’un bon plumard.

- Bordel, Jenny, pourquoi t’as pris l’appel ? T’apprendras jamais rien ! On se tape une nuit de ronde sous les bourrasques à s’emmerder comme des rats morts et t’attends la fin pour nous sortir un « Allo, que puis-je pour vous ?... Mais oui bien sûr...»

- J’ai pas dit ça.

- Ouais ! Ça revient au même...

Je laissai tomber. L’histoire de ce mec en fuite m’avait intriguée, et comme il était censé débouler à toute berzingue devant nous, il était préférable de ne pas se laisser surprendre.

- 23 à 15, vous êtes connectés ?

Tom s’empara du combiné cette fois-ci.

- Ouais ! Qu’est-ce qu’y a encore ?

- Vous pouvez vous calmer, le mec a tenté de s’enfiler le pont de Tacoma et y s’est viandé en plein milieu.

- On est encore indispensables ?

- Pour le cueillir en face, éventuellement. Je ne pense pas que la voiture puisse repartir, mais le zigoto n’est peut-être pas occis !

On avait reçu l’annonce comme quoi le pont de Tacoma avait été fermé à la circulation. Des vagues explications, je n’en avais retenu que le risque de rupture d’un pont inauguré il y a moins de trois mois.

Nos collègues ne s’étaient toujours pas empressés de rejoindre notre fugitif. Comme je craignais la mauvaise humeur de Tom, je gardais le contact :

- Au fait, vous avez d’autres renseignements sur « notre zigoto » ? Mais, mis à part quelques détails, on n’échappait pas à la banalité de ces décalés de la société.

* * *

Les mains encore cramponnées au volant en étaient douloureuses. II faisait le bilan rapidement, repassait en revue chaque événement et cette nausée troublante qu’il se serait volontiers arrachée !... Il lui fallait réagir vite plutôt que de tenter d’évaluer le danger. Indéfinissable, il le devinait imminent. Et puis tout devint cruellement clair. L’horizon se balançait de bas en haut, de haut en bas, négligemment. Combien de temps regarda-t-il ce pouls silencieux ? Peut-être le temps de s’apercevoir qu’il battait un peu plus fort, ou de laisser cette peur visqueuse l'envahir. Il essaya en vain de remettre le contact, à en arracher la serrure. Il ne faisait que s’engluer davantage et les longues pattes velues de son épeire se jouaient à loisir de lui.

- Galatée ! Viens par ici...

Elle n’était pas derrière. Il ne la voyait nulle part. Il ne comprenait plus l... Sous un des sièges ! Il les enjambait et penchait la tête pour voir en dessous. Elle y était tapie, tremblotante dans un coin. Mais lorsqu’il tendit le bras pour la saisir, il ne ressentit qu’une douleur vive. Sa main était zébrée de sillons sanguinolents. Elle avait délimité sa tanière et son miaulement Iui interdirait désormais toute nouvelle tentative. Jamais Galatée ne l’avait griffé !

* * *

Les nouvelles données s’étaient tout de suite imposées à lui. Le câble nord s’était relâché, piégeant la voiture qui s’était risquée sur le pont. Jusqu’à quel point l’ossature de ce dernier pouvait-elle en être fragilisée ? Il n’aurait su le dire et à la pensée des passagers du véhicule, un froid glacial l’étreignait. Il se disait qu’il devait se précipiter vers la voiture, secourir les occupants, mais il n’avait qu’une pitoyable paralysie à offrir. Il ne pouvait que regarder les oscillations du tablier autour de la bande centrale. Il aurait pu, peut-être, gommer cette erreur de conception, mais il était déjà trop tard ! Et lorsqu’une voiture s’arrêta derrière lui, il sentit sans en prendre vraiment conscience, la solitude qui allait désormais l’envelopper.

- Écartez les bras et tournez-vous doucement !

Herald obtempéra et se retourna vers l’homme. Il étonnait par sa prestance, malgré son allure bedonnante et, dans d’autres circonstances, il aurait sans doute pu trouver jolie la collègue qui I’accompagnait. Il ne comprenait pas le sens de cette mesure policière.

- Je crois que vous faites erreur !

Jenny remarqua les drôles d’appareils dont elle ne comprenait pas la fonction et repéra le 4x4 garé plus haut sur la chaussée. Elle constata déjà le quiproquo.

- Tom je crois que...

- C’est à vous la bagnole sur le pont là-bas ?

Dès lors les éléments se mirent en place dans la pensée d’Herald, comme un algorithme bien rodé. Le conducteur qui franchit le pont malgré les barrages d’interdiction et de prévention. II lui fallait une bonne raison. La fuite en était une ! Et le policier le prenait pour un des passagers de la voiture.

- Celui ou ceux que vous cherchez sont encore sur le pont, dans la voiture.

Mais cette affirmation, qui était censée le disculper, raisonna en lui comme une sentence.

* * *

En sortant de la voiture, il comprit la raison de son mal de cœur. Il était incapable de situer la verticalité. Accroché à la portière, prêt à courir, il lui était impossible de faire un premier pas. Alors un sentiment de colère le submergea face à cette réalité qui se Iiguait contre lui. Quoiqu’il fît, elle s’arrangerait pour le retenir. Abandonnant Galatée, il s’élança en vain. Sans équilibre, son corps s’effondra.

- Alors rampe, vieille limace... se dit-il en essayant d’occulter les informations que recevait chacune des cellules de sa peau. Il s’efforçait de se concentrer sur les gestes qu’il devait accomplir, allonger un bras, en s’appuyant sur le genou pour remonter l’autre, et recommencer, l’autre bras, l’autre jambe. Il fallait qu’il oublie cette eau noire en dessous... Pourquoi « eau noire » lui était-il si familier ? Pourquoi ce sentiment qu’il était en train de revivre une même situation ?

- Non, concentre-toi...

Les signaux d’alerte transitaient le long de ses nerfs, affluaient à son cerveau. La vision de cette masse gigantesque qui se jouait de l’apesanteur lui vrillait la tête.

- Contente-toi de progresser...

Il s’était éloigné de la voiture, mais que le chemin restant à parcourir fût toujours le même brisa sa résistance. L’« eau noire » déferla dans le fil de sa pensée en une image maintes fois rêvée, son regard fixé sur une flaque sans fond qui allait distiller un message qu’il croyait avoir oublié.

Il savait que la créature était en train de remonter, que bientôt la surface allait se mettre à onduler, juste avant l’apparition de son visage innommable. Mais cette fois comment ferait-il pour se réveiller avant qu’il n’émerge ?

* * *

Tom ne s’était même pas excusé. Le contraire m’eut étonnée d’ailleurs. Mais notre fuyard était effectivement encore sur le pont et en bien mauvaise posture. Mon esprit était partagé entre les fragments de vie de cet homme, vie désormais suspendue à quelques câbles, et la vision titanesque de ce pont dont les contorsions semblaient naître d’une volonté insidieuse à s’acharner sur ce pauvre bougre. Bagarreur impénitent métamorphosé en déserteur, déserteur de sa vie ? Chapardeur devenu voleur, succession de délits mineurs au fil des États de son « road movie », pour finir par ce vol de la station-service d’Eurêka où il avait tout simplement assommé le pompiste avant de s’emparer d’une partie de la caisse. Et pourquoi pas la totalité ? Que fuyait-il depuis si longtemps ? Mais je sentais davantage l’état d’hypnose que produisait en moi cette danse métallique et macabre et refusais d’y succomber :

- Comment est-ce possible ?

- Une erreur de conception de ma part...

Je n’attendais pas de réponse et ma surprise fut d’autant plus forte. L’homme qui était à mes côtés prit une nouvelle dimension. Et le ton sur lequel cet aveu était sorti laissait entrevoir son degré de désarroi, sauf à Tom :

- Putain, vous avez pas mégoté !

- Ferme-la Tom.

Mais je ne faisais qu’enfoncer le clou davantage et je savais qu’il était désormais trop tard pour essayer de rattraper quoi que ce soit.

- Je ne suis même pas sûr de pouvoir m’expliquer ce phénomène. Sans doute la régularité du vent.

Dans ma tête, le vent aurait dû pousser le pont comme une balançoire. Je me sentais bête et son explication était pour le moins frustrante. Mais je repoussais ma curiosité. Le sauvetage de l’homme était prioritaire.

- Peut-on l’aider d’une façon ou d’une autre ?

- Il est désormais inutile d’aller sur le pont. Vous aurez les mêmes difficultés que lui à vous y mouvoir. De plus, le pont peut s’écrouler à tout moment maintenant. Il ne peut que se sauver lui-même.

Tom en rajouta dans le mauvais goût.

- Remarquez, pour quelqu’un qui ne voulait pas ramper...

Mon regard dut être explicite.

- Bon, ça va ! Je vais aller chercher les cordes dans la voiture. On pourra peut-être tenter de le tirer dès qu’il sera à notre portée.

J’en profitai pour poser ma question.

- Pourquoi le tablier semble-t-il vouloir s’enrouler de cette façon ?

- La seule explication un tant soit peu cohérente est que le vent en butant sur le tablier crée des turbulences, un peu comme l’eau contre un rocher provoque des remous. Ces turbulences doivent appuyer alternativement sur et sous le tablier, mais cela ne suffirait pas en soi. L’ampleur que prend le phénomène vient vraisemblablement du fait que ces fichues turbulences et les oscillations du pont s’auto-entretiennent...

Il dut voir mon expression.

- Je dois être clair comme du jus de chique.

- A vrai dire, un peu...

Mais nous persistions :

- Qu’entendez-vous par s’auto-entretenir ?

- Si vous préférez, les turbulences jouent le rôle d’un enfant sur une balançoire. En tendant les jambes lorsque la balançoire redescend, il donne une impulsion à chaque fois un peu plus forte et il monte de plus en plus haut, et c’est la peur qui l’arrête.

- Et ce n’est pas la peur qui va arrêter les turbulences...

- Un changement de rythme du vent suffirait sans doute, un peu moins fort, voire même un peu plus fort. C’est comme un accord musical. C’est terrible de dire ça, mais le vent et le tablier sont dans une harmonie parfaite et, sans une fausse note, le pont se brisera comme un vulgaire verre de cristal.

Tom revenait et c’est lui qui nous le fit remarquer.

- Mais qu’est-ce qu’il fout ? Il n’a pas bougé depuis tout à l’heure ! Je me mis à scruter au loin pour essayer de percevoir un mouvement quelconque et je ne fus rassurée qu’un court instant. Contre toute attente, l’homme était en train de retourner à la voiture.

* * *

Le cauchemar qui remontait à la surface de sa conscience lui barrait le salut. Le froid l’avait envahi et, pour la première fois, il remarquait la glace qui irisait de lumière le bord de sa flaque. Il cherchait à en détourner le regard, mais c’était en vain, et le froid l’engourdissait davantage. Lorsqu’il avait senti des bras l’arracher de son état minéral, sa vie s’était déchirée dans un cri qu’il n’avait jamais cessé d’émettre.

Il se rappela sa première rencontre avec Galatée alors qu’elle n’avait que trois semaines, petite boule noire et chaude qu’il avait transbahutée dans sa voiture durant plusieurs centaines de kilomètres jusque chez lui. Elle s’était enfouie dans le creux de ses jambes et avait dormi tout le trajet. Alors il se mit à pleurer, ce qu’il croyait n’avoir jamais fait. Il avait déjà décidé qu’il ne se sauverait pas sans elle.

* * *

Pour Herald c’était insupportable.

- Il n’aura jamais le temps de revenir à la voiture, c’est de la folie !

Tom repartait à la voiture et moi j’étais abasourdie. Quelle force pouvait pousser un homme à braver cette monstruosité ? Que pouvait- il avoir oublié de si important ? C’était du suicide !

- Vous n’avez pas le temps ! Revenez au plus vite vers nous.

Nous vous Iancerons une corde pour vous tirer. Ne soyez pas stupide !

La voix de Tom semblait tomber du ciel. Si la finesse n’était pas son fort, je dois avouer qu’il la compensait souvent par son efficacité. L’idée d’utiliser le haut-parleur ne m’était pas venue.

* * *

S‘il pouvait encore sentir l’alchimie sournoise de la peur, son esprit s’était apaisé. Ses gestes étaient désormais efficaces. Il parvint à rejoindre la voiture et ouvrit la portière arrière.

- Galatée, viens !

Sa voix était rassurante et ferme ; Galatée émergea de dessous le siège à moitié rampante et se laissa attraper.

- N’aie pas peur, on va se tirer de là !

Il sentait son poil qui avait perdu son aspect soyeux. Il glissa Galatée sous son polo puis sur son dos où elle s’agrippait déjà ; la sensation désagréable des griffes restait supportable. Il n’avait de toute façon plus le temps. Il se remit à ramper dans cette houle gémissante ; capharnaüm de grincements ponctué du craquement des poutrelles métalliques, que les tensions s’évertuaient à dissocier. Les torsions atteignaient une amplitude telle que, régulièrement, la berge salvatrice disparaissait derrière la courbure du tablier. Ses mouvements se synchronisèrent avec celui du pont : profitant des brèves accalmies de la vitesse des oscillations, il se mettait presque à quatre pattes avant de se re-plaquer à la route et attendre le prochain cycle.

- Quand je te disais qu’on va s’en tirer...

L’approche laborieuse de la berge rejetait derrière lui cet enfer, rallumait l’espoir, il en ressentait une excitation à la fois physique et intellectuelle, pour lui inconnue.

- Plus qu’une cinquantaine de mètres et on sera à l'abri…

* * *

Il n ’hésitait plus, semblant même jouer avec les éléments. Partenaire suicidaire d’un monstre dans une valse ensorcelée, rien n’aurait pu l’entraver. Mais le pont céda dans un dernier craquement sans fin, libérant cette énergie si minutieusement emmagasinée dans une explosion de débris métalliques informes. L’ouvrage n’offrait déjà plus à notre regard qu’une extrémité que l’homme semblait pourtant avoir atteint ; mais il n’y était plus. Nous avons sans doute même attendu dans l’espoir de le voir réapparaître, tel un diable s’extirpant de la structure déchiquetée qui surplombait le vide. Il avait été avalé, emportant son mystère. Le bruit familier du vent dans les arbres derrière nous avait repris le dessus. Aucun d’entre nous n’avait envie de dire quoi que ce soit. C’est alors qu’un chat noir déboula du tablier comme poursuivi par un chien enragé.

— Toujours dans les mauvais coups ceux-là... Quand on dit qu’ils portent malheur !

Je ne relevai pas et lorsque je me suis retournée pour voir où il allait, mon regard surprit l’ingénieur qui se dirigeait vers sa voiture. Mais ma compassion ne servait à rien. La pudeur me fit me tourner vers Tom.

- C’est bizarre quand même ce chat...

Lorsqu’il ouvrit la portière de sa voiture, le chat s’y engouffra et, bizarrement, Herald n’en ressentit aucune surprise, ou peut-être celle qu’un être vivant acceptât de partager quoi que ce fût avec lui. Il s’installa, mit la clé de contact puis démarra. Pour essayer de court-circuiter toute pensée, il alluma l’autoradio et reconnut « Acis et Galatée » de Hændel ; il s’étonna de pouvoir autant l’apprécier. Il sentit le chat sur ses épaules se caler entre l’appui-tête et son cou. Il n’avait jamais été attiré par les chats. Herald ne savait pas encore qu’ils seraient bientôt les seuls, avec la musique, à lui tenir compagnie.

* * *

Il savait qu’il ne lui restait qu’une fraction de seconde, malgré ce sentiment d’immobilité que renforçait l’éloignement des morceaux du pont autour de lui. Il affronta pour la première et dernière fois l’origine de son rêve, sachant qu’il y découvrirait les traits de Polyphème.

Il se rappela avec quel air espiègle et fier il se retourna vers sa mère, sûr de son exploit. Mais de son visage, il ne reçut que de la laideur, celle de la peur. Alors la glace se brisa et l’aurait emporté vers le fond de cette eau gelée si sa mère ne s’était pas précipitée, ne l’avait pas rejeté sur le bord, où il ne pouvait que pleurer. Puis il se mit à la chercher, se retourna vers le trou d’eau noire pour attendre qu’elle réapparaisse. N'apparut à la surface que Polyphème le tueur, petit bonhomme de trois ans, qui n’avait plus voulu vivre. Enfin il put relever la tête. Sa mère lui souriait sur l’autre rive avant de disparaître.

Puis la réalité se remit en marche. La Terre se précipita vers lui et lorsqu’elle le percuta, il n’eut pas le temps de profiter du contact de l’eau froide du détroit de Puget Sound. Il ne lui restait plus que l’Éternité.