Juste ce qu'il faut de déséquilibre

Illustration du texte « Ellie ou Monica »

ELLIE OU MONICA ?

Le dimanche du goûter, ce n’était que la deuxième visite de Serge au Foyer, cependant il  s’y sentait chez lui, certainement plus qu’à l’Agence où il travaillait depuis quatre ans.

La femme sans âge était toujours assise sur les bandes blanches peintes au sol, prenant grand soin pour qu’au moins un des pieds ne quitte pas le contact de ces lignes. Comme aux autres personnes présentes, une jeune fille nattée offrit à Serge un à un une série d’objets hétéroclites : il finit par comprendre qu’elle les avait classés par la lettre de l’alphabet du mot désignant l’objet, et s’amusa d’une si inventive poésie.

Serge salua un couple qui habitait son immeuble,  avant de serrer la main du directeur et de l’adjointe au maire. Chacun montrait une gentillesse extrême quand ce photographe officiel se faufilait entre les groupes, s’accroupissait, reculait, et quelqu’un parfois s’écartait du champ pour faciliter sa tâche. La foule lui permettait de circuler d’une salle dans l’autre, d’aller et de revenir sans donner l’air de chercher celle pour qui il était là.

Une femme d’une quarantaine d’années tenait d’une main un plateau de jus de fruits, de l’autre une assiette de petits gâteaux. Serge dut glisser son Nikon sur l’épaule pour accepter ce qu’elle lui tendait.

- Je compte sur vous pour avoir une belle photo de mon fils.

Elle désigna un garçon d’une dizaine d’années qui sans les voir les regardait d’un air que Serge aurait qualifié de lunaire. Tout en l’écoutant d’une oreille distraite – elle dit s’appeler Sarah – Serge se demandait où erraient à cet instant les pensées du garçon : si lunatique suggérait un défaut, lunaire était une qualité, propre aux Sélénites, ces habitants du lointain qu’il fallait voyager jusqu’à la Lune pour rencontrer.

- Je vous retarde…. Vous êtes ici pour travailler !

Elle interrompit son récit sur un sourire d’un naturel peu commun. Le charme de cette Sarah suffisait à donner envie de la connaître. Mais Serge était venu dans un autre but.

Elle n’était pas là.

Abordé par un inconnu très informé de l’effet des ondes wifi sur la qualité du sperme,  Serge écourta brusquement l’entretien et reprit sa quête : Et si elle était arrivée dans une autre salle, puis repartie ? On entendit des cris. Un homme venait de se griffer la joue. Ces sillons de sang rappelaient la femme au visage détruit. Sans cette blessure, aurait-il vu sa beauté ? Les cicatrices font horreur, témoin d’un souvenir indélébile de la chair. Pourtant elles signifient la guérison, la preuve palpable que l’être a été le plus fort. Serge avait souvent du mal à partager les horreurs des autres.

Il circula au milieu d’un vacarme de rires joyeux et fous, n’adressant plus la parole, à peine un signe de tête, négligeant de répondre quand on lui parlait. Peu à peu il lui sembla que personne ne lui accordait d’attention, qu’il était rendu invisible par sa fonction, voyant tout sans être vu, numérisant les êtres à leur insu.

Il prenait de plus en plus d’images, mais encore aucune d’elle. Plusieurs fois, vite, trop vite, il se baissa et se releva. Une chaleur lui gagna les tempes, un étourdissement, puis un aveuglement comme lorsqu’on sort d’une cave au soleil vif du grand midi. Il ne savait pas s’il passait d’une belle ombre à la lumière, ou l’inverse. Il s’appuya à une table tandis qu’un voile noir descendait lentement sur ses yeux avant de se dissiper. Il regarda autour de lui : personne n’avait rien remarqué. Au théâtre aussi, avant le spectacle, un rideau sombre masque la scène, mais un minuscule trou dans le rideau permet au comédien d’observer la salle.

- Vous y croyez, à la psychanalyse ?

Un personnage en complet gris fer se tenait devant lui, d’environ 50 ans, grand et fort, avec sur sa veste, en pochette, une dizaine de stylos-billes, tous de même marque et taille, la moitié rouge, l’autre bleu, et l’air d’un employé de banque ou d’un professeur désuet. Scène de la vie de province.

- C’est Fliess qui a tout compris !

Amusé, Serge allait répondre…

Derrière l’homme, à demie cachée par la corpulence du complet gris, une tête tourna d’une infime saccade, comme le ferait un oiseau-serpent. Puis il la vit de trois-quarts. De ses cheveux tombaient des gouttes de lumière. Une mèche folle tremblait. C’était elle, en pantalon de velours, face à un éducateur qui lui parlait et dont Serge devinait qu’elle ne l’écoutait pas. Elle s’éloigna vers la porte de la cuisine, et à mi-chemin en revint, coordonnant ses mouvements d’une gaucherie rendue encore plus sensible par sa haute taille. L’aborder ? c’était exclu. Il fallait la photographier.

Serge s’inquiétait de sa réaction mais, devant l’appareil, elle resta indifférente. Le regard de la jeune femme traversait jusqu’à lui l’objectif du Nikon. Elle s’éloigna, il la suivit, fit mine de cadrer une autre personne, ne prit en photo que celle qui l’intéressait, puis manoeuvra la molette du zoom pour modifier l’angle de champ quand elle s’arrêta. Leurs regards se croisèrent, ses yeux à elle dans les siens. Il était pris au piège. Le viseur, c’était elle. A nouveau il la prit, puis recommença. Un éducateur s’interposa : Serge donna le change en captant quelques images inévitablement floues d’un vieux jeune homme entre des parents qui paraissaient vingt ans de moins que leur fils. Il revint vers la fille : elle n’avait pas bougé, à peine s’inclinait-elle d’avant en arrière, tête baissée, lui adressant un regard en dessous. Une amorce de sourire chez elle donna le courage de s’approcher. Elle ne recula pas. 1 mètre 75,  la taille ajoutait à sa beauté. Pour la toucher il suffisait de tendre le bras. Il n’en fit rien : les yeux dénudent mieux que les mains. Il s’approcha encore. Faible profondeur de champ. L’ossature fine et les hanches étroites de la sœur incestueuse du pharaon d’Egypte. Une peau sans défaut. Lèvres et dents apparentes donnaient une impression de perdition contenue, une qualité d’extrême, qu’il ne pourrait l’expliquer à personne.

D’où venait-elle ? Elle était si extraordinaire qu’elle existait à peine : elle apparaissait, grave, austère et légère. Serge non plus n’existait pas, et tous deux n’étaient là que pour se dissoudre dans l’étreinte interdite de regards un instant partagés.

Une femme vint. Une démarche qui se croyait volontaire et n’était que lourde, une tête méchée de reflets jaunes d’une blondeur visiblement fausse, comme on s’affuble d’une perruque outrageuse un soir de noce, c’était la mère : au milieu d’un visage sans attrait, un nez épais. Pourtant Serge s’en voulut de les comparer ainsi comme la laideur à la beauté. Ses grands yeux bleus, la mère ne les avait pas transmis à sa fille, mais la jeune femme lui devait la grâce de ses longs cils.

Elles s’éloignèrent, la mère devant, suivie de la fille, silhouettes de plus en plus abstraites avant de se dissoudre dans l’encadrement d’une porte comme le personnage d’un tableau s’effacerait et avec lui toutes les couleurs.

Serge en perdait le souffle. Une fenêtre entrouverte lui permit de respirer. La beauté d’une femme-mannequin – il en avait connu – se résumait à son seul excès : corps trop mince, longiligne sans forme ni contenu : une enveloppe de papier-cadeau. La Sportive, elle, ignorait le dérèglement : ni grosse ni maigre ni bodybuildée, rien de trop, pas de graisse, pas de creux, la perfection d’une statue grecque, un manque de vie. Elle… ni apollonienne, ni dionysiaque, ni botticellienne, ni préraphaélite, ce qui attirait chez elle, c’était un obscur subtil dont lui seul percevait la puissance, une force au-dessus de lui…

- Vous devez les avoir tous maintenant ! (Appuyé à la fenêtre, Serge n’avait pas vu le directeur approcher.) Photographe amateur peut-être, mais persévérant comme un pro...

Serge eut l’impression que son insistance n’était peut-être pas du goût de l’équipe. Il aurait dû rester plus discret. Aussi suivit-il le directeur dans une salle attenante, et aida à nettoyer et à ranger, pour se faire bien voir, pour s’attarder en un lieu qu’elle connaissait. Bientôt il ne resta plus qu’une demi-douzaine de personnes, dont une femme, comme lui bénévole, qui prit rapidement congé. Serge commençait à se trouver de trop, d’autant que deux éducateurs bavardaient de cas difficiles. A une allusion, il comprit qu’il s’agissait de l’homme au costume sombre et à la panoplie de stylos-billes, familier des HP, venu cet après-midi au Foyer en vieil habitué.

Puis il entendit évoquer quelqu’un dont le portrait ressemblait… Il fallait qu’il sache.

- Excusez-moi, vous parlez de la grande jeune femme en pantalon de velours. Je vous avoue que j’étais embarrassé : elle s’est plantée devant l’appareil. Remarquez, comme ça, c’était facile de la photographier !

Il avait parlé pour désamorcer des craintes éventuelles : quelqu’un pouvait avoir observé son obstination à multiplier les photos d’elle. Un échange muet passa entre les deux éducateurs. Le regard du directeur ne traduisait rien. Le silence se prolongea. Serge se dit que sa place était ailleurs : un bénévole ne devait pas se mêler à une conversation relevant du secret professionnel. Le moment était venu de les laisser entre eux. Mais une éducatrice rousse finit par lâcher à mi-voix :

- On dit qu’Ellie est autiste, en fait personne n’en sait rien.

Serge pouvait partir. Il savait son nom.

* * *

Quelques jours plus tard, en sortant du cinéma du centre-ville, Serge eut la surprise de se trouver nez à nez avec Monica sur le trottoir.

- Je ne t’ai pas aperçue dans la salle.

- J’étais dans l’autre. Moi, les films intellos… Je préfère la comédie.

Le film qu’il venait de voir, Serge l’aurait plutôt qualifié d’art et essai. Comme Monica se taisait mais restait face à lui, il se crut obligé de lui résumer l’intrigue. Elle le coupa :

- Exactement ce que je craignais : la prise de tête ! Avec un café, tu t’expliqueras peut-être mieux.

En fait, il prit une vodka, elle un mojito. Il recommença :

- Il y a bien une histoire, avec un début, un milieu et une fin, mais pas tout à fait dans cet ordre.

- C’est quoi, pas tout à fait ?

La moindre moquerie de Monica redoublait le complexe de Serge face à elle, face à sa compétence professionnelle, et surtout son air d’assurance qui l’accompagnait partout comme son jean noir à la coupe parfaite et au pli impeccable.

- Pour le cinéma intellectuel, je me suis arrêtée à Bergman.

- Ce n’est déjà pas mal. (Sans savoir pourquoi, il ajouta :)  Et il a tourné avec de bonnes actrices… Très belles d’ailleurs... (Jamais il n’aurait dû parler ainsi. Croyant se rattraper il compléta par un inutile:) Des blondes bien sûr….

- Bien sûr, blondes comme des Scandinaves, blondes et sportives.

Monica éclata d’un rire que jamais Serge n’avait entendu. A l’Agence, elle ne s’autorisait qu’un petit rire contenu, accompagné d’une pointe d’ironie supérieure. Un rire de patron, avait déclaré quelqu’un, Mérisi sans doute. Cette fois, la retenue était absente. Elle se moquait autant d’elle que de lui, et finit par proposer :

- On reprend quelque chose ? Café ou alcool ?

- Alcool.

Ils sortirent vers 11 heures. Monica avait une petite maison en dehors de la ville, et était venue en voiture. Serge habitait un deux-pièces dans le centre. Elle dit :

- On marche un peu ?

Au milieu de la description d’une scène du film comique qu’elle venait de voir, et qu’elle racontait fort bien, pensa Serge, quelques gouttes tombèrent, rares et lourdes, qui s’écrasaient sur le macadam en tâches épaisses, puis une trombe s’abattit sur eux. Ils hâtèrent le pas, mais trois minutes suffirent à pénétrer leurs vêtements. Il proposa :

- Mon appartement est juste là. Si tu veux te sécher avant de reprendre la voiture... Et je te prêterai un parapluie.

C’est seulement sur le palier qu’ils se rendirent compte à quel point ils dégoulinaient. Serge lui offrit la salle de bains où elle s’essuya de son mieux, puis il y prit sa place et ressortit cinq minutes après.

- Je fais un thé pour nous réchauffer…

D’abord il ne la vit pas, il ne vit rien, car la pièce était plongée dans le noir. Il alluma. Le lit était à demi défait, Monica sous les draps, et sur le fauteuil, ses vêtements.

- Eteins.

Ce qu’il vivait alors déroutait autant Serge qu’entrer dans la vie d’un autre. Il éteignit et à son tour se déshabilla. A côté du lit était une veilleuse, globe terrestre en réduction, éclairé de l’intérieur. Du corps de Monica, seul dépassait un bras : les forêts et les savanes africaines projetaient leurs pâles lueurs rouges et vertes sur l’épaule nue.

Il s’allongea à côté d’elle et la découvrit. A sa grande surprise, Monica ne bougea pas. Elle attendait, muette. Il y a plus d’étrangeté encore dans la passivité que dans l’offrande. Quand délicatement il la caressa, après un léger frémissement elle cessa de réagir, et chuchota :

- Fais-moi ce que tu veux.

Serge en était autant troublé qu’excité. S’il avait pu imaginer la façon dont Monica faisait l’amour, ce qui se déroulait ce soir en était le contraire absolu. Il la prit dans ses bras, la serra contre lui, et ordonna :

- Mets tes jambes dans mon dos.

Elle fit ce qu’il commandait, et adopta chaque geste qu’il exigea, se laissant manier comme une automate animée. Mais le plaisir qu’ensuite ils partagèrent n’eut rien de mécanique. Il avait fallu à Monica céder sa volonté avant de retourner à elle pour reprendre corps. Un long moment après, il fut le premier à parler :

- Jamais je n’aurais espéré que tu t’intéresserais à moi.

- Avec toi je n’ai pas peur. Tu rassures.

Serge ne trouva rien à répondre. L’éclat de rire dans le café, la sensualité passive… il aurait pu à la rigueur l’imaginer, mais il ne se savait pas capable de rassurer qui que soit. L’émotion le mit en confiance et il parla sans réfléchir :

- Tu sais que j’ai fait une rencontre.

Monica ouvrit la bouche et se dressa sur un coude comme si en rapprochant leurs visages elle allait comprendre. Alors seulement Serge se rendit compte du sens, ou de l’absence de sens, de son propos. La rencontre qu’il venait de faire, c’était celle de Monica, de quoi donc parlait-il ? Il la sentait perplexe, et s’il ne disait rien, dans un instant elle serait inquiète.

- Oui... je voulais te dire : j’ai fait la rencontre des handicapés, au Foyer. Mérisi m’a envoyé remettre leur réseau en ordre, et j’y suis retourné dimanche les aider à faire des photos. Un drôle de monde !

- Drôle de rencontre !

Une ombre d’étonnement passa dans le sourire de Monica, puis disparut. Au  moins Serge avait-il la satisfaction de ne pas avoir totalement menti. Enfin le globe terrestre, ses océans et ses continents furent éteints, et bientôt Monica sombra dans les bras de son amant puis dans le sommeil. Serge attendit un bon moment avant de l’y rejoindre. Au moment où il perdait conscience, un bras glissé le long du dos de Monica, les doigts en coupe sur son sein, ce fut elle que Serge imagina endormie, elle, dans un autre appartement, une autre chambre, un autre lit, sous d’autres couvertures, elle endormie à cette heure tardive, habitant un rêve qu’il ne partagerait pas, seule, sans lui…..

* * *

Serge fit l’inventaire des photos. Il n’aurait jamais imaginé en avoir pris près de trois cents, mais seules l’intéressaient celles d’Ellie.

Il y en avait plus de cinquante, toutes ratées. Lui qui se flattait d’être bon photographe... ses images ne livraient que des tronçons. Un pied, une jambe, le déplacement brouillé d’un bras, des cheveux qui faute de recul ondulaient dans le flou, une nuque solitaire, un profil tronqué, aucune photo ne captait ce qu’elle était. S’il avait été peintre, peut-être. Figée sur l’écran des pixels, Ellie était une autre, sa séduction effacée par une machine bêtement fidèle.

N’est belle que celle qui inspire une émotion si puissante qu’on en a peur. Une sainte avait accompli le miracle de rendre la vue à un aveugle : le premier cri de cet homme ne fut pas de joie, mais de terreur devant les éclats du monde. Comme lui Serge découvrait la vue, mais  l’excès de précision dans l’image volait à Ellie sa force d’angoisse.

Il savait pourtant qu’en la rencontrant, il trouvait ce qu’il portait en lui depuis toujours sans pouvoir l’exprimer. Déjà il l’avait connue sous dix formes différentes, en d’autres femmes qui chacune formait son ébauche et la préparait. Sans rien d’une androgyne, Ellie tenait de l’adolescente à poitrine de Lolita qu’à 13 ans il avait embrassée dans une salle vide du lycée. Ses pommettes saillantes rappelaient l’étudiante asiatique, compagne de quelques nuits, aux airs de princesse mongole promise à un chef barbare, et sa peau mate la conceptrice de jeux qui avait partagé trois ans de sa vie. Comment un corps d’1 mètre 75 pouvait-il être porté par des jambes si fragiles ? Même le défaut – si c’en était un – de dents trop visibles ajoutait à son attrait. .

Serge doutait d’être à la mesure d’une telle intensité. Le nom d’Ellie, la tendre fermeté de son corps, ses manières désaccordées, sa perfection stupéfiait - rien à voir avec l’immobilité des statues. Normal que les photos déçoivent ! A moins de traverser les cristaux liquides... Il approcha de l’écran. Entre eux l’électricité statique établit le contact. Il plaça sa bouche sur les lèvres d’Ellie, dont le visage se superposa avec des amours d’autrefois. Le passé se projetait dans l’avenir. Serge ferma les yeux et resta un long moment avec elle. Même le besoin de voir était annulé. Il descendit, quitta la bouche et le cou, se perdit  vers la poitrine… les hanches… les jambes… Ce qu’il imaginait était sensuel et chaste, désexué, il ne savait plus qui faisait quoi ni qui était pris, un corps en entraînait un autre qui le renversait sur un lit. Une main sur une nuque, le geste venait-il d’elle ou de lui ?

Il rouvrit les yeux : ils étaient vides. Triste perfection de glace. Appareil-photo, carte graphique, LCD, toujours l’écran serait un obstacle. Ellie méritait mieux qu’une image numérisée. Il faudrait la connaître autrement. Rien ne valait le mot.

* * *

Le matin qui suivit sa nuit avec Serge, ce n’était pas l’impromptu de cette relation qui surprit Monica, familière des chambres soudain ouvertes au lit aussitôt défait. Son mal de vivre s’accompagnait de rencontres faciles et, sans qu’elle sache pourquoi, le plus souvent brèves.

C’est l’appartement qui l’avait étonnée. Serge annulait ce qui chez les autres occupait l’espace, sans même aucun de ces gadgets prisés des informaticiens. L’extraordinaire, c’était qu’il ait rassemblé ses meubles, peu nombreux, dans une seule des deux pièces, à la fois bureau et chambre, avec dans un coin une planche sur tréteaux pour l’ordinateur et des dossiers, et le long du mur un lit assez étroit. L’autre pièce, nue, était couverte d’une épaisse moquette beige sur laquelle, à même le sol, reposait un écran plat, et rien, rien d’autre. Serge n’habitait pas son appartement.

Quand en première Monica avait lu L’Etranger, ce qui la déconcertait le plus, c’est que le héros ait concentré ses meubles dans une seule pièce. Fallait-il l’en plaindre ou l’admirer ? Meursault finissait meurtrier, et guillotiné. Jamais Monica n’avait compris si elle aimait ou détestait le personnage.

Autre surprise, l’absence quasi-totale de livres, inattendue chez un ancien étudiant en lettres, au cursus inachevé, mais qu’elle considérait comme cultivé.  Serge lui avait expliqué : les trois ou quatre livres qu’il lisait chaque semaine, il en faisait cadeau ou les abandonnait, au hasard d’une boîte à lettres, sur une table de café ou la banquette d’un bus. S’il désirait relire, il rachetait. L’ordinateur contenait la liste complète de ses lectures depuis onze ans : Monica aurait aimé la consulter… Il ne l’avait pas proposé.

Serge se connaissait bien, trop peut-être :

- On m’a dit que mon appart ressemblait à une chambre d’hôtel. Pour moi, ça n’a rien de péjoratif : un lieu neutre à remplir seulement de nous deux, dépouillé de ton passé comme du mien, sans ces objets accumulés, ce temps révolu cristallisé…

Lorsque Serge parlait, d’une voix claire un peu fragile, sans rien imposer ni même chercher à convaincre, Monica hésitait à le contredire. Vivre à l’hôtel n’était bon que pour les très riches, les très pauvres, les voyageurs de commerce ou les exilés, mais elle se retenait de le dire.

Jusque-là, tous les amants de Monica adhéraient au monde : les complexités de la vie, ils les réduisaient en termes de plus en plus simples, et quand il n’en restait que des 0 et des 1, la séparation ne tardait pas. Pour Serge, rien n’allait de soi.  Par ce défaut, ou cette qualité, peut-être apporterait-il à Monica ce qui avait fait défaut aux autres : une tension, une densité de vie. Encore faudrait-il qu’il le veuille.

* * *

Jamais Serge n’avait été proche de son frère. Ce qui l’avait gêné chez la Sportive… chez Monica… parfois dans sa tête il l’appelait la Sportive, le mettait également mal à l’aise chez Fred : une force qui leur était comme naturelle. Se heurter à eux pouvait blesser. Toujours revenu d’une expédition lointaine ou d’une expérience inédite, Fred avait une facilité à s’intéresser aux autres. Au désert, il dormait avec les chameliers, partageait le repas du guide, et au bout de deux jours prononçait quelques phrases en arabe, - faculté dont Serge se savait dépourvu.

Fred était au courant de la relation de son frère avec Monica, Serge n’en dit presque rien, et Fred n’insista pas.

Après le déjeuner, ils se promenèrent dans le centre, et passèrent devant le Foyer : tout en restant évidemment muet sur Ellie, Serge dépeignit avec précision les comportements et les rites des habitués du lieu.

Fred écoutait plus qu’à l’ordinaire. Pour une fois la parole venait facilement à Serge, car sans dire son nom, c’est d’Ellie qu’il parlait.

- Tu vois tout de suite ses défauts, ses faiblesses, ce qui la distingue, ce qui ne se révèle chez les normaux qu’avec le temps, elle, elle ne saurait pas cacher ses fragilités…

Serge se rendit compte qu’en employant un pronom féminin il évoquait indirectement Ellie. Il allait se rattraper, chercha, ne trouva rien, un silence s’installa. Fred plus grave que d’habitude le regardait d’un drôle d’air. Serge regrettait ses paroles : sa relation avec Ellie n’appartenait qu’à eux deux. Il se tut. Alors, sans arrêter de marcher, les yeux fixés sur le trottoir, Fred parla :

« - C’est arrivé lors d’un colloque à... dans une ville du sud de la France. Le soir, je suis ressorti, seul, et me suis assis sur le banc d’un parc, parce qu’il n’y avait personne et que j’avais besoin de calme pour réfléchir à mon exposé du lendemain. Une femme est arrivée. Je l’ai vue venir de loin, elle me dérangeait, j’ai failli partir, son allure m’a retenu. Elle avançait à pas très mesurés, comme une mécanique trop bien réglée : comme marchent les robots au cinéma, avec une perfection qui les empêche de ressembler vraiment à un être humain. Elle s’est assise à côté de moi, et m’a parlé avec un accent insituable, de l’est de l’Europe peut-être. Je lui ai expliqué la raison de ma présence dans sa ville, précisant le thème de mon exposé, ajoutant des détails. J’ai eu peur de l’ennuyer.

- Excusez-moi, je vous tiens la jambe avec...

- Ce serait difficile.

Elle a eu un petit rire, un regard plus sévère, a regardé droit devant elle, et s’est tue. Je l’ai mieux vue : 35-40 ans, une peau très pâle, l’air d’avoir vécu mais… De l’index elle a cogné sa cuisse. J’ai entendu un « Toc ». Elle a recommencé : « Toc Toc », comme si de l’autre main elle tapait contre le banc. Je commençais à être mal à l’aise. Elle m’a dit :

- Allez-y.

Je ne bougeais pas. Elle a pris ma main et l’a posée sur son pantalon. J’ai effleuré sa jambe.

- N’ayez pas peur, vous ne risquez pas de me faire mal !

Quand mes phalanges ont cogné contre sa cuisse, c’était comme frapper à une porte.

- J’ai perdu les deux jambes. Un accident. Je n’y pense plus maintenant. Souvent je viens m’asseoir ici le soir. Sur ce banc.

Ma main appuyait, collée sur le velours du pantalon. Je l’ai retirée, étonné de ne pas être gêné. »

Exactement comme moi, pensa Serge : avec Ellie je n’éprouve aucune gêne. Fred reprit :

« La femme et moi avons tourné nos regards vers le parc, désert à cette heure. Et nos têtes se sont retrouvées l’une en face de l’autre à la même seconde comme dans un film. On s’est embrassés, elle a reculé le visage, ses yeux dans les miens, on s’est embrassés encore, plus longuement, ma main sur son sein très menu à travers sa veste. Elle s’est penchée pour retirer ses chaussures.

- Enlevez mes jambes.

Je l’ai regardée. Je ne savais plus qui nous étions. On a éclaté de rire en même temps. Elle a passé sa langue sur ses lèvres. Moi je n’étais pas sûr de savoir m’y prendre : elle m’a expliqué. J’ai défait le manchon et désarticulé la prothèse. Il n’y a rien de plus extraordinaire que de démonter un corps. Je l’ai prise dans mes bras. Sans membres inférieurs, l’être humain est léger. Une fois rassis, je l’ai installée sur moi. Elle a défait ma ceinture. Après, tout a été simple. Elle devait avoir l’habitude. J’avais l’impression de donner le mouvement, mais c’était elle qui guidait. On a joui presque en même temps. Elle s’est penchée sur mon épaule et m’a mordu l’oreille. A ce moment-là seulement je me suis inquiété de ce que quelqu’un aurait pu venir. On ne s’est jamais revus, tu t’en doutes. D’ailleurs je ne suis jamais retourné dans cette ville. Ce n’était probablement pas la première fois, pour elle, sur ce banc. Et c’est peut-être pour ça que le parc était désert : les gens du quartier étaient au courant et la laissaient tranquille… En tout cas, c’est ce que j’avais envie de croire, qu’elle était heureuse. Tu es le premier à qui j’en parle. Véronique ne comprendrait pas, ça lui ferait du mal. Pour moi, c’est inoubliable, et ça ne fait pas partie de ma vie : c’est arrivé à un autre. Il a fallu ton Foyer pour que j’y repense.… Elle n’avait même pas dit son nom. »

Gilles Dauvé, 2018

Seconde illustration du texte « Ellie ou Monica »