Juste ce qu'il faut de déséquilibre

Illustration du texte « le piège de Mérisi »

LE PIÈGE DE MÉRISI

- Mais qu’est-ce que vous leur trouvez, aux Américains ? Même la minijupe, ce n’est pas eux qui l’ont inventée !

Comme de coutume, Mérisi était en forme. Comme toujours, Anne entra dans son jeu :

- Qui, alors ?

- Les Français prétendent que c’est Courrèges : en fait l’inventeur était Mary Quant, une Anglaise.

A l’Annexe, Mérisi adorait parler de sexe, son sujet favori, son unique sujet, mais de biais, prenant prétexte d’une publicité pour un parfum, de l’adultère d’un ministre, de talons aiguille ou de la mode des maillots de bain, surtout en compagnie d’une femme, surtout quand la femme était Anne, aussi mal dans son corps que dans sa vie : cette divorcée de cinquante ans en paraissait dix de plus, et sa fille unique refusait de la voir.

L’Annexe portait bien son nom : le bar jouxtait l’Agence, dont le personnel composait la moitié de sa clientèle. Ce midi-là, comme souvent, Mérisi, Serge et Anne assis à la terrasse y prenaient un café. Serge n’avait guère à dire à Anne, mais la présence de la gestionnaire lui évitait de répondre aux saillies de Mérisi.

- Vous avez vu la fille ? Là, la vulgivague... Elle n’a pour elle que sa jeunesse et une jupe très courte. Rien d’autre que des jambes nues. Tu la rhabilles, qu’est-ce qui reste ?! Personne ne veut l’admettre, mais la beauté suppose un soupçon de vulgarité. Comme les épices : le bon cuisinier en met toujours un soupçon de trop. Admirable le short, au-dessus de longues jambes, de préférence sur des talons compensés. Une touche de sexhibitionnisme, pas davantage, sinon le vulgaire bascule dans le commun, et le commun tue le Beau. Mais attention, le talon compensé se porte avec une queue de cheval, et de préférence un visage grave. La difficulté est d’approcher du vulgaire sans y tomber. L’insupportable dans le short, c’est qu’il est toujours trop long. Le bermuda, voilà bien une invention américaine, aussi moche que le short anglais juste au-dessus du genou. Ce que je dis vaut pour l’homme comme pour la femme… Ne soyons pas normatifs.   

Femme et homme, Mérisi le précisait chaque fois, ponctuant le propos d’un Ne soyons pas normatifs, laissant entendre une bisexualité dont nul ne savait rien, puis il enfilait coq-à-l’âne et citations à contresens, mais savait s’arrêter à temps. Ou presque. Les mots portaient un masque, et l’auditeur ignorait quand Mérisi leur mettait le masque ou l’enlevait.

Serge soudain se tordit sur sa chaise, qui manqua de basculer à terre. Son visage fut  frappé d’un tissu dont le rouge vif lui brûla le regard. Serge attendit plusieurs secondes avant de rouvrir les yeux : deux femmes sortaient du café, l’une d’une quarantaine d’années, l’autre beaucoup plus jeune, qui venait de le bousculer. L’éclat rouge qui l’avait ébloui était l’étoffe d’une mini-jupe trapèze qu’il vit alors s’écarter de lui, dégageant le dos de celle qui semblait ne pas s’apercevoir de sa maladresse. Un débardeur noir très ajusté dégageait les épaules, soulignant la minceur du corps et sa haute taille.

- Veuillez nous excuser, fit la femme plus âgée. Ma fille…

Celle-ci se retourna : ses yeux roulèrent comme pour rire, comme un jeu d’enfant ou une mimique de clown. Mérisi comprit qu’il n’y avait là aucune intention comique, pas plus que son geste n’était dû à la maladresse. La jeune femme souffrait d’une déficience physique, mentale ou motrice, acquise ou de naissance, on ne savait. Si elle boitait légèrement, à la façon dont on tire une jambe ankylosée par une crampe, ce n’était pas une contraction musculaire qui l’entravait. Mérisi était sûr de l’avoir déjà aperçue quelque part. Il embrassa dans une même vision Serge et celle qui s’éloignait : Serge paraissait fasciné par une silhouette de 20 ans, qui marchait deux pas derrière sa mère, ses longues jambes nues balançant sur elles-mêmes, présence de plus en plus floue, de moins en moins réelle, qui bientôt passa le coin de la rue. Serge baissa les yeux sur sa tasse renversée et la reposa sur la soucoupe qu’il fixa d’un air absent.

Nul besoin d’être sorcier pour deviner la pensée de Serge à cet instant : il regrettait de ne pas avoir avec lui son appareil-photo pour retenir la fille et l’immobiliser à jamais.  

- Je sais que je ne vais pas être politiquement correct, dit Mérisi, mais vous ne trouvez pas ça un brin dégoûtant, les vieux, les infirmes, les handicapés ? Le jour où tout le monde a reçu le droit d’être beau, la beauté est morte.

Anne crut devoir répondre :

- Un jour, toi aussi tu vieilliras.

- Qu’est-ce que tu en sais ?

La discussion se poursuivit, nourrie des principes ou des préjugés d’Anne. Mérisi en rajoutait, espérant faire réagir un Serge plus taiseux encore qu’à l’ordinaire. Ce mutisme en disait long. En échangeant banalités et aphorismes avec Anne, Mérisi revoyait une scène sans intérêt, sauf pour qui sait regarder. C’était au début de l’été. Comme il sortait avec Serge de chez un client de l’Agence en pleine campagne, une femme traversait la route, lentement, péniblement, prisonnière des deux béquilles sur lesquelles elle s’appuyait. Alors que Mérisi contemplait ses cuisses – elle portait une robe arc-en-ciel très courte –, Serge, visage figé, ne détachait pas les yeux des fines tiges de métal qui laissaient dans la poussière les invisibles traces d’une infirmité. Ce qui n’était pour Mérisi que l’affligeant spectacle d’un insecte mutilé, devenait dans la tête de Serge un prodige de beauté.

Mérisi parlait d’une voix mécanique maintenant, et réfléchissait. Le saisissement qu’il avait aperçu chez Serge l’été précédent, il venait de le lire dans le regard stupéfié de son collègue face au handicap. Si pendant moins d’une minute, l’expression de Serge avait pris une intensité si singulière, c’est que s’y mêlaient douleur et désir.

Mérisi ne croyait pas au hasard : chacun agit pour une raison, qu’en général il ignore, et Mérisi était sûr d’avoir trouvé ce qui animait Serge. Quiconque a une faiblesse pour les faibles est vulnérable.

Et maintenant il se rappelait où il avait croisé la jeune handicapée.

* * *

Ce serait pour Serge une mission banale. Ce que chacun en ville appelait le Foyer n’était ni un hôpital de jour, ni un institut médico-pédagogique ou éducatif, non plus une garderie pour adultes, et un peu tout cela à la fois. Quelques-uns de ceux qui le fréquentaient souffraient plus de troubles physiques, d’autres de difficultés mentales, et certains combinaient les deux. Le Foyer avait ses locaux à côté de salles de billard où venaient jouer quelques employés de l’Agence, des hommes surtout.

Chargé de remettre en état les ordinateurs en réseau, Serge cessa bientôt de s’étonner qu’un jeune homme vienne toutes les dix minutes l’entretenir de propos incompréhensibles. Quand il passait d’une pièce dans l’autre, il devait enjamber la femme assise successivement sur chaque bande blanche peinte au sol. Elle mêlait une jeunesse de comportement à un visage d’au moins 40 ans. Dans sa faculté à être sans âge, sans repère, Serge lisait les traces d’un destin terrible et secret. Debout dans le coin, une très jeune fille répétait dix et vingt fois des mots dont la cadence obsessionnelle créait un rythme quasi musical.

Au lieu d’achever sa mission en une heure, Serge s’évertua à prolonger les tâches, puis à en  inventer de nouvelles, et finit par appeler Mérisi : des mises à jour nécessitaient sa présence au Foyer toute la journée. D’ordinaire, le directeur-adjoint de l’Agence n’appréciait pas les retards dans le planning : pourtant Mérisi accepta sans difficulté.

A mesure qu’il désinstallait des applications pour ensuite les réinstaller, entouré de désorientés dont il comprenait peu les attitudes et encore moins les paroles,  Serge s’étonna du plaisir qu’il prenait à côtoyer une si douce confusion. Hélas, l’après-midi approchant de sa fin, il lui faudrait bientôt partir, mais il en retardait le moment, bercé par l’atmosphère anesthésiante du Foyer, ne sachant plus s’il était technicien, soigné,  soignant, éducateur, parent, visiteur ou médecin. Si seulement on lui prêtait la blouse blanche ou le badge qui lui donnerait son rôle… Au Foyer, personne ne portait ni badge ni blouse.

Quand vers 5 heures, le directeur, un homme jeune, à la voix posée, s’approcha de lui, Serge craignit que ses manœuvres de retardement aient été remarquées.

- Je vois que vous prenez votre travail à cœur. L’équipe vous en saura gré. Pour nous, les fréquentants sont des êtres à part entière, différents, voilà tout.

- Je n’étais encore jamais venu ici, mais c’est exactement ce que je ressens.   

- Malheureusement, tout le monde ne réagit pas comme vous. Nous, nous les traitons comme de vraies personnes, qui sont ici chez elles, et la porte de mon bureau reste toujours ouverte. Nous ne faisons pas un travail facile. Heureusement qu’on a la technologie pour nous aider à tout gérer, et puis pour les occuper ! L’ordinateur, pour le graphisme…

Le directeur désigna derrière lui un adolescent affairé à piloter une voiture de course  sur un écran.

Serge se retourna. Alors il la vit, de dos, mais le déhanchement ne trompait pas. Même dans l’immobilité, il y avait en elle un mouvement vers le côté, pour prendre le large, dériver, une esquisse, une esquive.

Tout à coup elle lui fit face. Ses yeux dans les siens. Une bouche à peine entrouverte sur des incisives légèrement accentuées lui donnait un gracieux égarement. La fixité du regard aurait pu faire peur sans la délicatesse de ses longs cils. Un pantalon de jogging couvrait ses jambes mais Serge savait sa peau mate et hâlée. Elle était d’ici et d’ailleurs, sans origine ni frontière : une métis, née de mère française – il croyait se rappeler une femme aux yeux clairs -  et de père immigré d’Espagne ou d’Afrique. Elle continuait à observer Serge comme une énigme à résoudre. Sous sa fragilité une lumière trop vive se consumait. S’abandonner à ce visage allait absorber l’âme entière de Serge, il le devinait sans aucune volonté de s’en libérer. Entre eux, l’entente était immédiate, mélange de dureté et de fatalité qu’un battement de cils aussitôt adoucit. Serge comprit la jouissance de se sentir pris et emmené en captivité.

Le directeur contemplait sans mot dire ce trop long échange. Au moment où sans doute il allait intervenir, la fille sortit. Serge chercha un prétexte pour la suivre. Dix questions lui brûlaient les lèvres, il les garda pour lui.

Le directeur alluma un autre ordinateur:

- L’album-photo du Foyer. Très incomplet ! Photographier nos fréquentants n’est pas une mince affaire. Vous savez ce que c’est : tout le monde prend des photos... les trois-quarts floues ! Tenez, dimanche, nous faisons un goûter avec les familles : ça devrait être l’occasion idéale pour de beaux souvenirs. Et bien, on n’a encore jamais réussi…

Serge proposa de venir avec son Nikon le dimanche suivant : le directeur accepta aussitôt.

* * *

Mérisi, d’habitude peu tendre pour ce qu’il appelait les lambins, ne fit aucun reproche à Serge d’avoir consacré la journée entière au Foyer.

- Ce n’était pas trop dur chez les fous ?

- Ce ne sont pas des fous, mais des handicapés.

- Sérieusement, ça a été ?

- Oui, je crois même que je vais les aider dimanche pour une séance de photos.

- Merveilleux ! On se demande comment l’auteur du Guide des jolies femmes de Paris a pu omettre le chapitre sur les belles handicapées.  

Tout commençait bien. Pour la suite, Mérisi n’avait rien prévu. Il laisserait les choses suivre leur cours, et interviendrait au bon moment. Il savait attendre. Pour se maîtriser, d’autres s’initiaient au Zen, ou comme Monica suivaient des stages de yoga. Mérisi préférait la marche : partir à pied de chez soi, zigzaguer par petites routes et sentiers, en quatre ou cinq jours atteindre la frontière belge, rien de tel pour dominer les pulsions, dompter la bête en l’homme ! 

Sa grande surprise lorsque, dans un lointain passé, il avait usé de violence, ce fut son manque d’émotion. Ce coup donné, la douleur infligée, ce n’était pas lui. Dédoublement, étonnement et plaisir de sortir de soi, il n’est de bon manipulateur que celui qui n’a pas peur de se manipuler lui-même. 

De ses expérimentations in vivo, il ne regrettait rien, sauf la fois où l’affaire s’était mal terminée. Depuis, il avait compris qu’il arrivait mieux à ses fins par les mots, en commençant par repérer le bavard comme le taciturne : l’excès est signe de trouble et de faiblesse. Serge appartenait à l’espèce des  silencieux.

Si Mérisi lui-même parlait d’abondance, c’était par calcul, du moins il se plaisait à le croire. Il aimait les phrases sèches qui s’élevaient avant de tomber en leur milieu comme s’il négligeait de les soutenir, puis rebondissaient dans les airs comme forcées par une objection. Souvent il écoutait, créait un vide que les autres remplissaient de paroles. Mais quand soudain il parlait, personne ne l’interrompait, les uns par lassitude, quelques-uns par curiosité, la plupart de peur d’une répartie qui ferait mouche.

Avec Serge, il faisait plus attention, prenant devant lui des précautions oratoires qui lui auraient semblé ridicules avec d’autres. Mérisi ne savait s’il était séduit ou irrité par un homme trop sensible, et insaisissable, qu’il aurait voulu mieux connaître. En janvier, dans l’espoir d’approcher Serge, il avait suggéré à Monica d’organiser une fête pour le cinquième anniversaire de l’Agence. Malheureusement, la Sportive avait accaparé le jeune homme, ou l’inverse, car ils ne s’étaient guère quittés de la soirée. Abandonnant ses collègues à leurs danses éthyliques, Mérisi avait préféré partir, énervé, et plus troublé qu’il n’aimait l’être.

Gilles Dauvé, 2018