Juste ce qu'il faut de déséquilibre

Première illustration du texte « Page Finale »

PAGE FINALE

Serge avait saisi la poignée.

A l’instant où Ellie entrouvrit la portière, sortant du Journal pour entrer dans la voiture, n’importe quoi devenait possible. Pendant un an Serge l’avait inventée, et en une seconde elle le forçait à aller jusqu’au bout : passer à l’acte, ou tout arrêter.

Il avait tiré la poignée et refermé la porte, laissant Ellie à l’extérieur.

Mais une ultime fiction était nécessaire. Ce que des mots avaient commencé devait finir par des mots.

Il avait roulé jusqu’aux péniches, s’était garé devant l’écluse, et là, yeux fermés, s’était raconté ce que jamais il n’écrirait. Rien à voir avec Le Journal. Il ne s’inventerait plus un paradis, ni un enfer, seulement un épisode atone, un entre-deux, et elle au milieu, baignée de sable et bercée d’ailes d’oiseau. La romance ne tournerait pas au film d’horreur. Du peu qu’il savait d’elle, il avait déduit ce qui se serait passé si… Les larmes étaient venues. Il n’est pas donné à n’importe qui d’imaginer sa fin. Tout le monde veut changer de vie, mais tout le monde n’a pas la chance de quitter une vie qui n’existe pas.

Ce qu’il avait vu dans la porte entrouverte par Ellie, ce n’étaient pas le jugement, la prison,  le gouffre, la chute, c’étaient l’indifférence, l’ignorance du monde, et la terrible innocence de la jeune femme devant les désirs d’un homme.

La délivrance est un drame. On ne prend pas facilement congé d’un fantôme. Mimer sa propre mort avait creusé la poitrine et les reins. Epuisé, brisé, il s’était enfoui sur son siège dans un sommeil noir, le seul où quelqu’un comme lui avait envie de dormir.

Quand il se réveilla, Serge ne ressentait ni douleur, ni peur ni solitude. Seulement le calme et le froid devant l’écluse où Le Journal situait sa première vraie conversation avec... avec elle… Peut-être son plaisir suprême avait-il été de ne pas se risquer à la possession, comme l’on aime frôler des corps dans un dancing.

En arrivant à l’Agence peu avant midi, sa tête devait être fort étrange, car personne, même Mérisi l’inquisiteur, ne lui demanda la raison d’un si long retard.

Le soir, chez lui, les yeux fermés, la tentation le saisit de voir son propre appartement comme si elle y habitait. Il réussit à la faire apparaître, d’abord les jambes sous le long collant opaque, puis les hanches, mais en remontant à la taille les cheveux qui auraient dû atteindre le bas du dos avaient raccourci, à la hauteur du buste l’image se brouilla… l’enchanteur avait-il perdu le pouvoir d’invoquer ? Elle était si désirable ! Pour l’incarner, Serge ouvrit Le Journal, tapa quatre mots, s’arrêta, et relut :

Elle était si mésirable

Le mot-valise était un bagage vide. Serge voulut se corriger. En vain. Féminine mutait en félinine, le pluriel devenait singulier, corps et graisses se trompaient de famille, même la police des caractères s’avérait prise en défaut. D’habitude, le bon exécutant ne commettait jamais de faute de frappe. Il comprit que c’était fini.

Les 62.655 mots du Journal, il ne les relirait pas.

Le week-end suivant, la flamme d’un fer à souder détruisit le disque dur. Même une experte en surveillance informatique comme Monica serait bien en peine de retracer le chemin  parcouru depuis un an. Ce moment de sa vie, Serge en porterait la blessure toute sa vie, n’en effacerait jamais la cicatrice, et c’était ce qu’il voulait.

Gilles Dauvé, 2018

Seconde illustration du texte « Page Finame »