Juste ce qu'il faut de déséquilibre

Illustration du texte « Perdre contrôle »

PERDRE CONTROLE

Serge : Journal : 1er août

Ellie m’avait téléphoné de la rejoindre aux Mariniers, après une dispute avec sa mère. Sans me laisser le temps de lui en demander la raison, elle avait raccroché.

Une femme seule était attablée au fond du café, coiffée d’une casquette, épaules voûtées sous un bomber rose râpé, cigarette aux doigts, yeux baissés sur une Heineken vide. Ellie n’a pas l’habitude d’être en retard. Quand je me suis approché du comptoir pour me renseigner, la femme a relevé la tête. C’était Ellie.

- Tu fumes ?

- Ça m’arrive. J’ai taxé le patron... Dis donc, tu me surveilles maintenant ! (Elle a soulevé la bouteille.) Tu m’en commandes un autre ?

Elle a froncé les sourcils, enlevé sa casquette et enroulé une mèche de cheveux autour de son doigt :

- Ma mère... Mon frère aussi ! Ils me gonflent. Et ce n’est pas nouveau.

- Tu ne m’en avais jamais parlé...

Elle m’a coupé :

- Il ne faudrait pas avoir de famille. Ni travailler. Le jour où toi et moi on se quitte, je me prostitue. Les hommes mariés me paieront très cher, les couples aussi, je gagnerai beaucoup d’argent, je me ferai payer en bijoux, je dépenserai tout, jamais il n’y aura eu de liberté plus grande.

Sur mon visage elle a senti mon étonnement, son regard a changé, moins dur, presque un sourire, et elle a pris ma main.

- Je te fais peur ? Parfois la lame du couteau a deux côtés... Tu ne te rappelles pas ?

Je me rappelais. C’était moi qui lui avais fait lire le poème. Elle a ri et enlevé le blouson.

- Masse-moi.

Je me suis levé, placé derrière elle, promenant d’abord doucement mes doigts sur ses épaules, avant d’appuyer, de malaxer, de pomper, tandis qu’elle relevait la tête et arquait le dos. Caresse, massage, je ne savais plus.

- Allez dans une chambre !, a lancé un client.

Ellie l’a regardé, il est retourné à son verre, et elle m’a dit :

- Continue.

* * *

Perdu dans la lecture d’un rapport d’erreurs, Serge n’avait vu s’approcher la chef de projet.  Solveig dut se pencher sur lui :

- Sympa, le repas dimanche.

Les yeux de Serge restaient magnétisés par l’écran. Elle reprit :

- On devrait se voir plus souvent en dehors du boulot. Et mes amis ont beaucoup apprécié Monica.

Cette fois Serge avait entendu. Il releva la tête, ouvrit une bouche dont rien ne sortait. Solveig souriait, étonnée que Serge mette tant de temps à répondre, étonnée plus encore quand il parla :

- Monica, où ça ?

- Chez moi, avec toi, dimanche... On a tous passé un bon moment.

- Sauf les deux qui sont partis en plein milieu du repas.

La chef de projet resta quelques secondes muette, chercha une question, et préféra changer de sujet :

- Tu as un problème avec le rapport d’erreurs de la SICAE ? Avec eux, ce ne serait pas la première fois ! Si tu veux, on voit ça ensemble...

Serge se leva de son fauteuil si vite qu’il renversa une pile de dossiers.

- Laisse-moi travailler tranquille !

- Je te proposais simplement de t’aider. Si...

- Tu me lâches, maintenant, c’est bon ! Je n’ai pas besoin de toi. C’est bon, je te dis !

Solveig retourna à ses tâches sans insister et un silence inaccoutumé s’installa dans l’open space. Serge avait crié au point d’interrompre le travail de deux autres collaborateurs de l’Agence, qui se dévisageaient sans mot dire. Chacun connaissait les éclats de Mérisi, mais ce n’étaient jamais des éclats de voix, et Serge avait la réputation du plus aimable des collègues.

Debout devant la porte ouverte de son bureau, Monica regardait Serge qui ne quittait pas l’écran des yeux, aussi calme que si rien ne s’était passé, soudain revenu à lui-même.

* * *

Monica ne comprenait pas pourquoi Mérisi s’était déchargé sur elle du soin de recevoir la  future femme de ménage de l’Agence. Chef d’entreprise, elle avait l’habitude des petites ruses du personnel pour couper aux tâches rebutantes, mais avec Mérisi les prétextes sonnaient  toujours vrai. Ce jour-là, il avait dû partir en urgence dépanner le réseau informatique de l’antenne locale de Gaz de France. Tâche relevant normalement des compétences de Serge... lui aussi appelé le matin même en déplacement. A croire que Mérisi voulait que la patronne en personne embauche la nouvelle agente d’entretien dont il avait eu le contact par une boîte d’intérim. L’ancien métier de Monica, et son caractère, la mettaient en garde contre les coïncidences. Elle n’était pas dupe, et même légèrement agacée par les libertés que de plus en plus s’accordait son adjoint.

Après dix ans dans diverses sociétés de nettoyage – les certificats étaient sur le bureau - la candidate à l’emploi en avait l’expérience, et l’usure : 44 ans, élevant seule deux enfants, fanée, sa seule beauté était dans ses yeux. Plus elle la voyait, plus Monica ressentait un doute, le souvenir flou d’un visage fugitif. En tout cas, la postulante ferait l’affaire, cependant Monica aimait s’accorder le temps de la réflexion : elle promit de confirmer dès le lendemain une réponse qu’elle savait positive.

En raccompagnant la femme, Monica entrouvrit la porte de son bureau donnant sur une petite salle d’attente. Sur l’une des trois chaises était assise une très jeune personne, qui se leva.

- Ma fille.

Monica entendit la phrase, mais son attention se porta sur la façon dont la jeune fille se dressa sur ses jambes. Le corps plia, vacilla, parut basculer mais aussitôt rétablit son équilibre. Très grande, sa taille dépassait celle de Monica. Aucun sourire sur son visage, pas de tristesse non plus, mais quelque chose retenait d’adresser la parole ou de tendre la main à celle qui n’était ni enfant ni adulte. La femme de ménage s’arrêta un instant devant sa future patronne, prit congé d’un signe de tête, et se dirigea vers l’escalier avec sa fille. Avant qu’elles quittent la pièce, Monica vit la jeune femme avancer en se déhanchant à chaque pas.

Revenue dans son bureau, Monica se plaça derrière la fenêtre. Il lui fallait les voir sortir. Voir l’oscillation d’un corps vulnérable qui risquait la chute sans jamais tomber. Guère plus de vingt ans, infirmité de naissance ou accident, la fille souffrait d’un... Monica se rappela. Cette minceur fragile, cette haute taille, cette chevelure brune et surtout ce balancement incontrôlé, elle les avait vus à travers l’écran d’un pare-brise, trois ou quatre mois plus tôt, quand la jeune handicapée traversait devant elle une rue en compagnie de sa mère.

Elles s’éloignaient. En se penchant pour mieux les suivre, Monica eut une vue du trottoir en bas de l’Agence, où elle aperçut Serge les yeux fixés sur les deux femmes. Un soupir échappa à Monica, qui laissa son regard errer jusqu’au bout de la rue. Demi-caché derrière une voiture, Mérisi observait Serge. Le temps que Monica cherche à comprendre, mère et fille atteignaient le coin. A cette distance, l’ondoiement des hanches devenait imperceptible, une danse à la funèbre lenteur. Elles disparurent. Serge aussi, sans doute entré dans l’Agence. Seul Mérisi resta quelques secondes derrière la voiture, trop loin pour que Monica puisse déchiffrer l’expression de son visage. Enfin sa silhouette à son tour s’évanouit, abandonnant Monica à ses perplexités.

Cette fille n’était pas de celles que l’on oublie. Si la mélancolie avait un corps, ce serait le sien. Mais que lui voulaient Serge... et Mérisi ? Une recherche rapide apprit à Monica que la femme avait en effet deux enfants, un fils de 14 ans et une fille majeure, qui fréquentait le Foyer, sans doute parce qu’elle souffrait de troubles moteurs. Monica consulta l’historique de l’Agence : quelques mois plus tôt, Serge était intervenu au Foyer pour la maintenance du réseau informatique. L’Agence paraissait soudain une caverne d’ombres. Monica décida de ne pas embaucher cette femme de ménage.

* * *

Serge : Journal : 8 août

J’ai proposé à Ellie d’aller à pied en forêt faire des photos, là où nous avions passé avec sa mère notre première après-midi ensemble. Elle a accepté sans enthousiasme :

- Il n’y a rien en forêt.

Finalement, elle s’est prise au jeu, photographiant arbres et oiseaux, les arbres surtout, avec une persévérance que je ne lui connaissais pas, attentive aux détails des feuilles et des racines, changeant d’angle et d’objectif, revenant sur ses pas, renouvelant chaque image deux, trois, quatre fois, vérifiant, recommençant, épuisant presque ma patience. Soudain elle s’est lassée.

- Allez, on marche.

Nous nous sommes éloignés vers un massif forestier reculé, dense et dénivelé, difficile d’accès, où les promeneurs viennent généralement en voiture et se garent sur un petit parking : en ce jour de semaine, on y voyait un seul véhicule. Ellie s’est approchée :

- Belle caisse.

- Je ne savais pas que tu t’intéressais aux voitures.

La BMW était vide. La vitre teintée ne reflétait que nos deux visages.

- Tiens l’appareil.

Avant de ranger le Nikon dans son étui, je me suis retourné pour photographier un chêne vénérable, quand j’ai entendu un bruit de verre brisé. Une pierre à la main, Ellie cassait la vitre avant de la voiture. J’attendais le hurlement d’une alarme : rien.

- Qu’est-ce que tu fais ?

Sans répondre, elle a fouillé à l’intérieur, saisi un chiffon, contourné le véhicule et entrepris de fracturer le bouchon du réservoir d’essence.

- Ellie, je crois qu’on ferait mieux de partir.

- Attends.

Le plus étrange, c’est que je l’aie laissée continuer. Il lui a fallu près d’une minute pour défoncer le bouchon et l’arracher. Je regardais autour de nous : personne. Avec un briquet que je lui voyais pour la première fois, Ellie a enflammé le chiffon qu’elle a jeté dans le réservoir.

- Maintenant, on se barre !

Une stupéfaction m’engourdissait. Elle m’a tiré violemment par le bras, et entraîné dans la direction des futaies les plus denses. Un coup d’œil derrière nous : des vitres éclatées de la BMW, sortaient des flammes jaunes et rouges. Nous avons marché sans même courir, pénétrant dans des parcelles de forêt de plus en plus inhospitalières où nous étions chez nous. Un moment nous nous sommes tenus par la main, bientôt la végétation trop touffue nous a séparés. Ellie n’était nulle part. J’ai contourné un marécage et l’ai aperçue comme si je découvrais son visage pour la première fois : riait-elle ? pleurait-elle ? Nous ne disions rien,  la scène me revenait en rêve, effaçant la peur ressentie quand Ellie avait fracassé la vitre. Souvent, au milieu d’un cauchemar, le sort le plus affreux menace, pourtant le dormeur sait qu’il ne risque rien, pas même la mort : c’est terrible et ce n’est pas grave.

Une heure plus tard, à la lisière de la forêt, les premières lumières de la ville ont rompu l’ensorcellement, et je lui ai demandé :

- Et si le conducteur était venu ?

D’abord elle n’a rien dit. Je n’ai pas insisté. C’est seulement quand nous avons abordé les faubourgs qu’elle a répondu :

- Tu sais, il y a un mur entre celle qui tue, ne serait-ce qu’une fois, et celle qui ne l’a pas fait, ni jamais ne le fera.

Je suis demeuré prostré, fêlé. Une autre venait de parler.

Ce soir-là, entre Ellie et moi l’amour physique était indicible.

* * *

Monica avait maintenant le plus grand mal à persuader Serge de sortir. A peine consentait-il à jogger avec elle en forêt une fois par semaine. Aussi fut-elle étonnée qu’il accepte de partir sur un sentier de grande randonnée, comme s’il se forçait, ou voulait se faire pardonner. Depuis le repas au restaurant, Monica avait pris le parti de ne rien brusquer. L’épisode avec la serveuse, et surtout les propos de Serge sur son refus d’enfant, révélaient une douleur sourde, dont Monica ne saisissait pas la cause. La mère de Serge l’avait appelée, pour le plaisir de lui reparler, surtout pour lui faire comprendre que les parents de son amant auraient volontiers vu Serge et elle ensemble comme un vrai couple.

Partis trop tard, à 5 heures ils se trouvaient à mi-trajet d’un sentier mal balisé. Monica avait confié le topo-guide à Serge qui le consultait de temps à autre d’un air maussade. Vers 7 heures ils étaient perdus : Monica reprit le guide. Deux heures plus tard, elle avoua s’être trompée elle aussi.

- Si on avait une boussole ! dit Serge.

- D’habitude, j’en emporte toujours une…

Laissant le GR, ils coupèrent à travers champs en direction d’une route, où ils espéraient demander leur chemin à un automobiliste : aucune voiture ne se présenta. A 11 heures, dans le noir, ils ne distinguaient plus le Nord du Sud, et une pluie fine rendait illisible le topo-guide. Serge marmonna :

- Mais regarde ton iPhone !

- Je n’ai pas de réseau.

A minuit, un bref déluge s’abattit sur eux, claques de vent marbrées d’eau, cinq minutes, pas davantage, mais assez pour les tremper. Serge avait négligé d’emporter son K-Way, et Monica pour la première fois oublié le sien. Soudain moins forte, la pluie se mêla d’orage. Sous les éclairs, les barbelés s’illuminaient de rouille fluorescente. La foudre parut tomber très près.

Instinctivement ils baissèrent la tête, virent le feu à travers deux lignes parallèles de ronces de métal. L’étincelle électrique les éblouit et sa lumière les aveugla. Sans ce danger, Monica aurait trouvé la situation plutôt drôle. Décidément, la pluie jouait un grand rôle dans leur relation.

C’est son compagnon qui montrait sa mauvaise humeur, lui reprochant de les avoir égarés :

- Je croyais que tu étais la parfaite organisatrice.

- Et moi je croyais que tu adorais l’imprévu. Tu as peur d’un coup de foudre ?

Serge devait avoir l’esprit moins délié que d’habitude : le jeu de mots lui échappa. Monica se sentait prête à n’importe quoi :

- Si on voit une maison, je frappe à la porte !

- En pleine nuit ?!

Serge manquait d’humour, ces temps-ci. En tout cas, de maison, on n’en voyait pas. Et il était plus d’1 heure du matin.

- Il y a quelque chose, là ! cria Serge : Un parking. On est revenu à la civilisation.

Monica éclata de rire : ce n’étaient pas des voitures, mais des vaches, immobiles, indifférentes à la pluie, tableau qui n’avait pas l’air d’amuser Serge. Tout à coup le vent s’adoucit et le presque silence leur fit peur.

- Ecoute…

Entendant le souffle d’un grand battement d’ailes, Monica imagina un ptéranodon sorti par effraction de son espace-temps préhistorique, agitant nonchalamment son envergure de 9 mètres au-dessus des prés du nord de la France, mais garda pour elle une remarque qui aurait agacé son compagnon, qui comme elle écoutait…

Une tour immense et aérienne s’élevait tout près d’eux, que leur désorientation les avait empêchés d’apercevoir. Levant les yeux, ils virent non une tour, mais une éolienne, une des plus grandes, haute de 50 mètres, dont les pales lentement découpaient l’air à intervalles réguliers, monotones et infatigables.

Sans s’être concertés, ils approchèrent. En fait de préhistoire, la silhouette futuriste raviva chez Monica des souvenirs de science-fiction. Cette machine de bout du monde, ou de fin du monde, était magnifique et exaltante.

Alors ils s’aperçurent qu’ils avaient froid.

- Nus, on ne sera pas plus mal ! fit Monica. Joignant le geste à la parole, elle enleva tout,  comme on essore une serpillière tordit son pantalon, son pull et son t-shirt, et laissa les sous-vêtements tomber dans l’herbe.

- Tu devrais en faire autant.

Bientôt ils furent nus sous une Lune qui venait d’apparaître. La science-fiction se tintait de  romantisme.

Ils se regardèrent. Monica ne portait plus rien, si ce n’est, entre les seins, un dauphin stylisé gagné autrefois dans une compétition de crawl, souvenir d’adolescence dont elle n’avait jamais voulu se séparer. Elle déclama :

La très chère était nue et connaissant mon cœur

Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores

- Hein ?

- Les Fleurs du Mal : tu ne reconnais pas ?

Il ne répondit rien et son regard descendait du bijou argenté au ventre, aux hanches, aux  jambes de la jeune femme, qui tout à coup s’agenouilla devant lui.

- Qu’est-ce que tu fais ?

- Rien encore, mais je vais te sucer.

- Quoi ?

- Sucer : c’est comme ça qu’on dit. Il y a un autre mot, mais je l’aime moins.

Comme elle avait dit, elle fit. Serge posa ses mains sur la tête de Monica et lui caressa les cheveux doucement, puis d’un mouvement plus rude, poussant de petits soupirs, baigné comme elle des pâles lumières de la Lune. Une main derrière le dos de Serge, Monica sentait l’échine de son amant onduler comme lorsqu’on effleure un félin tout en craignant ses griffes. Elle ne voulait pas aller trop vite et se laissait bercer au rythme de l’éolienne. Quand il explosa en elle, les pales ralentirent avant de s’arrêter tout à fait. Seul bruit, le halètement de leur respiration qui peu à peu retrouvait son calme. Elle se redressa et se colla à lui. A leurs pieds l’herbe boueuse clapotait comme la mer dans un trou d’eau. Transis d’un tumulte qui pénétrait tous leurs sens à la fois, ils restèrent enlacés jusqu’à ce que la morsure du froid les sépare. Jamais Monica n’avait été si heureuse, inquiète aussi. Un vent de distraction déjà se levait et soufflait l’oubli de toute chose. Chez son amant, elle redoutait l’instant qui suit le plaisir, ce moment où tout retombe, chargé d’air brisé, de stupeur et de morne volupté. Elle se dit que l’amour était la force la plus grande au monde, et la plus passagère, mais que cette vérité toute faite ne pouvait s’appliquer à tous, et qu’il n’était pas fatal de perdre son amant. Serge devait bien posséder en lui la capacité d’être heureux lui aussi, et de l’être avec elle.

* * *

Serge : Journal : 19 août

Encore sous le choc des événements en forêt, j’ai estimé plus sage d’aller passer un week-end loin de la ville, et nous avons roulé jusqu’à la côte. Ellie a enlevé le haut du bikini rouge sans bretelles que nous venions d’acheter, et les vagues nous ont embrassés. Avant, quand elle venait à la piscine avec le Foyer, elle restait au bord, se risquait dans le petit bain, avançait, reculait, jouait avec une eau dont elle avait peur. Quelques leçons ont changé tout cela. Portés par les vagues, sans effort nous avons nagé. A notre retour sur la plage, j’ai pris Ellie par la taille. Deux hommes ne quittaient pas des yeux sa poitrine luisant d’eau salée. Moi, j’ai regardé une goutte descendre sur la nuque, couler le long du dos, se perdre au fil de jambes qui n’ont jamais paru si fines. Ellie a laissé sa peau sécher au soleil. La vision était trop forte : j’ai fermé les yeux pour mieux voir. Quand l’humide et le temps se sont évaporés, dans un hôtel au bord de la plage, nous avons fait l’amour comme sur du sable, au creux d’un lit placé devant la grande baie vitrée. Elle m’a chevauché – sa position préférée – et de ses cheveux, qu’elle porte longs désormais, m’a caressé puis fouetté le visage, approchant ses seins de ma bouche puis les dérobant. C’est seulement après qu’elle me prie de la toucher : sa peau a le bronze d’une Orientale. Au-delà de la vitre, loin devant nous, il n’y avait rien ni personne, que l’immensité du sable sans contours et l’infini de la mer.

Le lendemain, une promenade sur le sentier côtier nous a conduits au bord d’un champ d’éoliennes. Personne, là non plus. Le monde s’arrête quand nous sommes ensemble. Comme toujours, c’est Ellie qui a décidé. Elle a enlevé si vite son T-shirt qu’elle l’a déchiré, et fait sauter deux boutons de ma chemise. Puis elle m’a appuyé contre le mât d’une éolienne et en se penchant sur moi m’a donné tant de plaisir que j’ai été incapable ensuite de le lui rendre dans la même mesure.

Voilà six mois que nous avons emménagé dans un appartement qui s’était libéré dans mon immeuble. Nous sommes mieux ensemble dans trois pièces. Ellie vit ici avec moi presque toute la semaine, et ne rentre qu’un jour chez sa mère. Jackie en est ravie : elle a un ami maintenant, et n’est pas fâchée de jouir elle aussi enfin d’un peu d’autonomie.

A haute voix, pour nous, je lis des nouvelles : Ellie trouve les romans trop longs. Un jour, je lui ai parlé d’Hamlet, mais ce n’est pas Ophélie qui l’attire, c’est Hamlet. L’homme qui joue la folie. Elle m’a demandé :

- A ton avis, il existe vraiment, le fantôme de son père ?

Ellie évolue, mais ce qui frappe, et Jackie l’a constaté la première, c’est un mûrissement physique. Son corps se moule aux formes de la jeune mère quelques semaines après l’accouchement : la fatigue est effacée, le ventre a retrouvé sa fermeté et le visage sa sérénité, cependant quelque chose a passé en elle, un être nouveau l’a traversée par là où elle avait fait l’amour… et même son sourire en a pris une gravité qu’elle seule peut comprendre, et son amant deviner. Etrange impression pour un homme de venir là où est passé leur enfant. Qu’Ellie, qui jamais ne sera mère, puisse me donner cette sensation, montre à quel point elle est forte. Ellie métamorphosée ainsi, elle qui ne donnera pas naissance.

Sur l’ordinateur elle s’est créé un double, héroïne d’une BD à l’humour si décousu que je m’y perds. Elle m’a expliqué, j’ai compris encore moins, et elle s’est moqué de moi. Une de ses illustrations n’avait rien à voir avec le récit : dans une voiture à cheval menée par un cocher vu de dos, deux femmes nues aux petits seins pointus et au sourire indéchiffrable traversent une ville fantôme. Elle m’a dit avoir détourné une gravure de Bruno Schulz.

- Qui ?

- Un Polonais. Ecrivain, dessinateur, peintre... Je l’ai découvert sur Internet.

Mon ignorance l’a fait rire, mais parfois son rire n’est plus le même, un rire sans une once de gaité. J’ai dit :

- Ces femmes, on dirait des sorcières.

- Une sorcière n’est jamais laide.

* * *

Serge : Journal : 30 novembre

Grande Rue, à la sortie du magasin où nous venions d’acheter un bustier pour Ellie, j’ai vu au loin Monica venant en notre direction. Désirant l’éviter, j’ai voulu changer de trottoir et pris Ellie par le bras. Elle s‘est dégagée, m’a précédé, hâtant le pas vers Monica : je ne pouvais rien faire d’autre que la suivre. Pour nous avoir une fois ou deux aperçus ensemble, Monica sait très bien qui est Ellie mais, préférant l’ignorer, elle allait nous croiser sans un regard, quand Ellie lui a barré le chemin.

- Tu n’en as pas fini de faire chier Serge au boulot ?!

Les deux femmes sont restées face à face au milieu du trottoir, les passants s’écartaient en faisant mine de ne rien voir, Monica m’a regardé attendant que j’intervienne, j’ai saisi le bras d’Ellie, d’une secousse elle l’a dégagé et lancé en un grand arc de cercle vers le visage de Monica.

La main serrée en poing a plus donné un coup qu’une gifle. Le choc a cogné si fort qu’il a repoussé Monica au bord du trottoir, à la limite de la chaussée.

- Conasse !

Monica avait un pied sur le trottoir, l’autre dans le caniveau. Je la savais capable de riposter, pourtant, sans rien faire, elle gardait les yeux fixés sur Ellie qui, plantée devant elle, ne bougeait plus. J’ai esquissé un mouvement vers Ellie, et me suis arrêté, sûr qu’elle allait me frapper si je m’interposais. Monica a baissé les yeux, est descendue sur la chaussée, a commencé à traverser entre les voitures, hésitante, comme si elle boitait légèrement. Avant qu’elle s’éloigne, j’avais cru voir sur sa joue une marque rouge.

- Elle t’emmerdera moins maintenant !

Je ne disais rien.

- Tu n’as pas vu comme elle me regardait !  Tu aurais préféré que je me laisse faire ? Ne me dis pas que tu es amoureux de ta patronne... T’as envie de baiser avec elle ?

Comme on rattrape la chute de l’invalide qui va tomber, elle m’a empoigné, entraîné chez nous et déshabillé.

Je la caressais, elle m’a retourné, plaqué sur le lit, tordu mon bras derrière le dos, et replié mon petit doigt sur lui-même à le casser. J’ai poussé un cri. Elle m’a embrassé entre les épaules.

- Bouge pas. Sinon, c’est la fracture.

Lorsque qu’elle m’a entré un doigt dans l’anus, mes reins se sont soulevés, le plaisir fondait en douleur, mes gémissements étaient une plainte et un délice.

Quand elle a eu fini, elle m’a laissé faire tout ce que j’ai voulu.

- Tu croyais m’échapper... Je suis le couteau et ta plaie.

* * *

Serge : Journal : 1er décembre

Hier, après la gifle, j’ai voulu lui parler, au moins l’entendre s’expliquer. Peut-être même pas en mots. Un battement de ses longs cils, une pression de ses doigts sur ma main, les lèvres entrouvertes sur ses dents auraient suffi. Ellie n’a rien fait, rien dit. Le masque de son visage devient illisible, et ses yeux une vitre opaque. Plus j’écris, moins elle est avec moi.

* * *

Serge : Journal : 24 janvier

Tout va mieux quand nous restons chez nous et regardons ensemble des films, toujours choisis par Ellie. Dans Truands, meurtres et de tortures ne la gênent pas, mais ce qu’elle préfère, c’est Béatrice Dalle :

- Sur l’écran, je ne sais pas si je vois une actrice ou une femme.

Je me suis moqué :

- Elle n’est même pas jolie !

- Tant pis pour toi si es aveugle. Moi, la première fois où je ferai l’amour avec une femme, elle ressemblera à Béatrice Dalle. Elle me fait peur et j’aime ça... Tiens, si je devais absolument travailler, je serais actrice.

- Il faut apprendre. Comédienne, c’est un métier.

- Non, on peut tous jouer au moins un rôle.

- Oui, le sien, celui qu’on a déjà dans la vie.

- Pas du tout ! Celui qu’on ne connaît pas mais dont on rêve. C’est ça, jouer : tu ne colles plus à toi, tu t’en déprends. Tu trouves celle que tu voudrais être. Moi, je ne suis à personne.

L’Agence est plus tranquille depuis le départ de Monica.

* * *

- Tu sais que tu parles souvent tout seul ces temps-ci ?

- Je ne m’en étais pas rendu compte : ça te gêne ?

- Non, mais je me demande avec qui tu es.

Monica devenait pénible !

Serge préféra rentrer seul chez lui, où l’attendait un courrier incompréhensible. Le syndic lui réclamait les charges locatives pour son ancien deux-pièces, qu’il savait avoir quitté près d’un an auparavant. Au téléphone, la secrétaire lui tint des propos absurdes :

- Mais, Monsieur, l’appel de charges n’a rien d’irrégulier : non, vous n’avez pas déménagé. Il n’y a aucun trois-pièces à votre nom dans l’immeuble.

Serge raccrocha. Il voulut consulter ses dossiers, mais ne trouva rien. Faute de temps, il avait négligé le classement de ses papiers ces temps-ci. Ces temps-ci : voilà qu’il parlait comme Monica ! Il ouvrit l’ordinateur. Le Journal. Celui qui a la chance de tenir un journal intime peut se fier à ce qu’il y écrit lui-même. Tenir son Journal, c’était pénétrer le vrai monde, infiniment plus complexe que ne le croyaient tous les Mérisi et les Monica, un monde assez fort pour imposer sa réalité. Serge vit confirmation de son départ du deux-pièces pour un appartement plus grand dans le même immeuble. C’était évident pourtant : deux pièces, pour un couple, c’est trop petit ! Une seconde fois, Serge relut l’entrée du 19 août dans son Journal : l’erreur n’était pas de son fait. Les gens ne vous demandent que vous tromper avec eux...

Le seul problème de cet appartement, c’était la surchauffe des radiateurs, qui donnait mal à la tête. Excédé, Serge soupira, referma l’ordinateur et pour avoir la paix paya la somme réclamée par le syndic.

La bouffée de chaleur passa, et le trouble tourna à une mélancolie souriante, presque gaie : saisir le mystère de l’existence, c’est savoir se tenir au bord des choses, au risque d’y chuter, mais la vérité est à ce prix.

Serge rouvrit Le Journal. Dès qu’il y travaillait, le visage apparaissait, et elle était là,  avançant vers lui comme à l’entrée d’un cinéma mal éclairé. En y réfléchissant, cette présence ressemblait à un rêve, mais il ne se souvenait pas s’être endormi. Il se dit qu’il n’y avait rien de plus important que Le Journal. Une lecture de jeunesse lui revint : au milieu d’une catastrophe, guerre ou cataclysme, qu’importe, marchait un homme, pas même un poète ou un écrivain, un homme banal, aussi ordinaire que lui, mais porteur sous son manteau du manuscrit de sa vie. Plus la catastrophe empirait, plus ces feuilles et ces mots devenaient inestimables, plus précieux que la survie.

Le lendemain, à l’Agence, l’open space était une cage. Il éloigna le plus possible son bureau des autres, où il ne voyait pas des collègues, pas même des hologrammes, mais des robots machinés de câbles enchevêtrés tels des chaînes de neurones, haute tension, haute pression, tous aseptisés, séchés, blanchis.

Serge quitta l’Agence sans un mot pour quiconque. Au lieu de rendre visite au client dont il devait vérifier le réseau, il rentra dans son appartement. Fermant portes et volets, assis à l’abri de l’obscurité, il rejoignit Ellie, au troisième étage de la petite résidence où il l’avait suivie un jour et vue pénétrer avec sa mère. Il referma les yeux en écrasant les paupières, traversa l’entrée, tourna à droite dans le couloir, glissa dans la chambre, contempla Ellie immobile sur son lit, puis comme chaque soir s’endormit avec elle, l’image s’effaçant jusqu’à ne livrer qu’un noir parsemé de points blancs qui dansaient sans laisser aucun signe.

* * *

Serge : Journal : 9 février

Voilà six mois que Monica est partie à Paris, appelée au siège du groupe. Heureusement que j’ai refusé ses avances le soir où j’ai la mauvaise fortune de la croiser à la porte du cinéma. La nouvelle direction, c’est moins de pression sur le personnel, et pour moi plus de temps libre avec Ellie.

Sur l’ordinateur, elle poursuit son roman graphique où l’intrigue se brise en situations et personnages qui se dissolvent les uns dans les autres. Le récit m’est de plus en plus difficile à suivre. Je lui dis :

- Tu fais un écheveau de vies.

- Plutôt un livre de travestis. Je ne suis pas sûre que l’homme soit homme, ni la femme femme.

- Tu as une idée de la fin ?

- Quand quelque chose, que je ne connais pas, sera remonté du fond, je finirai. Le jour où l’héroïne sera parfaitement heureuse, je saurai que c’est le moment de la faire mourir.

Je ne peux me débarrasser d’elle, ni elle de moi. Ce qu’elle a initié est irréversible, et elle ira jusqu’au point où tout devra s’arrêter.

Aurai-je le courage de la perdre ?

* * *

A cette époque, Serge fit un rêve. Comme Mérisi l’avait deviné, Serge était de ceux qui aiment se rappeler leurs rêves et se les raconter.

Une magicienne, peut-être une sorcière, le retenait prisonnier. Il s’évadait. Elle le rattrapait mais avait perdu une partie de ses sortilèges.

Une autre femme était présente, dont la magicienne voulait savoir le nom.

- Ne lui dis pas ! criait la femme, sinon elle retrouvera ses pouvoirs sur nous.

Serge ne disait rien, et la magicienne mourait. Etendu à même la terre, son corps nu était celui d’une adolescente gracile, presque sans poitrine, la peau teintée du verdâtre dont le temps recouvre les statues dans les parcs.

* * *

Serge : Journal : 1er mars

Ellie :

- Décidément, tu es trop mou. On s’embête chez toi. Je sors.

Il était très tard, mais elle a voulu partir à pied vers les quartiers de la périphérie et leurs cités de mauvaise réputation. Minuit a sonné au clocher d’une église de verre et de métal, vaisseau fantôme échoué au milieu des HLM. Nous étions seuls, invisibles à ceux qui nous dépassaient dans leurs voitures cercueils, étirant derrière eux de sinueux filaments rouges, traînées de lumière figées sur une photo après un long temps de pose. Au loin, une musique lourde. Les basses cognaient comme bat le cœur de la ville avant qu’il saigne. C’était la violence sourde d’une fête en plein air. Sur des tréteaux, l’on servait à boire devant une estrade où dansaient des amazones au corps armure : sous le vêtement trop ajusté les seins pointaient comme le piquant d’une épine de métal. Ellie a prononcé deux mots que je n’ai pas entendus. Peut-être le titre de la chanson : Brown Sugar.

Just like a young girl should

J’ai eu envie de danser avec elle. Elle m’a repoussé et s’est lancée sur la piste. Trois hommes l’ont entourée. Ellie virevoltait au milieu d’eux, lançant les bras au-dessus de sa tête, puis lissant lentement des doigts bien écartés le haut du velours noir de sa robe, descendant des hanches le long des cuisses pour s’arrêter lorsque sa main allait atteindre le genou. Alors les bras volaient à nouveau vers le vide du ciel, tournoyaient quelques instants avant de reprendre leur irrésistible mouvement vers le bas. Autour d’elle les trois hommes, l’un surtout, roux et très beau, se rapprochaient et s’éloignaient, et quand le cercle se refermait, une seconde leurs coudes s’entrechoquaient, et ils n’en sentaient aucune douleur.

Je me suis détourné pour voir la foule. Certains faisaient une danse de l’ours, d’autres des bonds de sauterelles. Deux filles d’une étonnante maigreur sautillaient face à face… squelettes prêts à se briser s’ils se heurtaient.

J’ai entendu un cri.

Non, un hurlement. Poussé par Ellie ou par le roux ? Je ne saurai jamais. Il était renversé de tout son long sur une table, d’où ses pieds pendaient dans le vide, et quand j’ai accouru une de ses chaussures est tombée. Ellie était à demie couchée sur le torse de l’homme, lui écrasant la poitrine de son bras gauche. De la main droite, elle appuyait le goulot d’une bouteille de bière brisée sur la gorge du garçon. En cassant, le verre s’était coupé en zigzag, et une arête plus fine que les autres faisait perler sur le cou une goutte de sang. Rubis sombre et sale. Ellie ne remuait pas, seule sa main droite bougeait, poussant insensiblement la pointe de verre ébréchée… Inutile d’être médecin pour savoir où se trouvait l’artère carotide. Plusieurs fois, enivrée par l’amour, Ellie s’était amusée à palper tendrement ma carotide – le mot l’amusait – pour sentir ta vie, disait-elle en l’embrassant. Le tesson a entaillé un peu plus la peau. Autour de nous, un cercle d’une centaine de paralysés. Contre un homme, contre un voyou, quelqu’un serait intervenu, mais les personnes présentes devinaient quelle force habitait cette jeune femme. La place s’était refermée sur nous, arène où les spectateurs connaissant leur impuissance se taisaient, ne sachant s’ils voulaient partager l’élan d’une folle ou la peur du jeune homme roux. Lui, ouvrait une bouche d’où aucun son ne sortait. Ellie continuait à appuyer de plus en plus lentement. Infliger la plus douce des morts. La larme de sang avait grossi en mince filet qui se perdait le long du cou pour disparaître sous le col de chemise. J’ai traversé le cercle. Deux policiers municipaux se sont avancés vers moi, pour m’écarter, m’aider ou me retenir. J’ai dit d’une voix blanche :

- Laissez-là !

Je crois que seuls les deux flics m’ont entendu.

Au-dessus d’Ellie je me suis penché. Elle n’avait pas besoin de se retourner pour savoir que c’était moi. Ma poitrine contre son dos. Nous ne faisions qu’un. Un court-circuit a rallumé le sound system :

Just like a young girl should

Puis le silence est revenu. J’ai entouré la main d’Ellie de la mienne, ou la sienne s’est refermée sur mes doigts, et une seule main a tenu le goulot brisé. L’agresseur était devenu deux. Si elle le décidait, nous allions sacrifier ensemble. Je la sentais hésiter, ou m’attendre tandis que nous maintenions la pointe meurtrière contre la chair. Alors, au ralenti, imperceptiblement, comme pour me faire admettre qu’elle était ma maîtresse, ses doigts ont entraîné les miens, nos deux mains ont enfoncé l’arme... jusqu’à ce qu’Ellie se relève, libérant de son poids l’homme qui ne bougeait pas. La foule émue bruissait. L’envoûtement qui avait figé l’assistance se dissipait. Déjà l’un des policiers se dirigeait vers moi.

J’ai saisi Ellie par le bras et l’ai entraînée. Nous avons couru, coupé à travers un square, traversé une cité, puis une autre. L’arme était encore dans la main d’Ellie : je l’ai jetée dans une poubelle. Dans les yeux d’Ellie, aucun remords, aucune crainte, seulement des reflets de métal, des paillettes de lumière.  Nous nous sommes embrassés comme au bord d’un précipice. Où nous étions, je l’ignorais. J’ai pris la direction du fleuve. Lorsque sont apparues les péniches, j’ai su que le centre était proche. Il n’y avait personne dans les rues. Ellie n’a pas dit un mot.

Dix minutes plus tard, nous étions chez moi, Ellie assise sur ses talons devant l’ordinateur. La musique au volume maximum. Le chauffage aussi. Elle me tourne le dos, vêtue seulement d’un short noir. Ses yeux sont fermés, je le sais. Mes mains se posent sur ses épaules. Rien de plus. Elle arque les reins, boule de violence et de passion, mais cette nuit nous ne ferons pas l’amour. Nous sommes au-delà. Un témoin rouge clignote sur l’ordinateur. Je m’assieds à quelques centimètres derrière elle. Même plus besoin de nous toucher. Les amants n’oublient pas le monde. C’est le monde qui rétrécit à la dimension de la chambre, du lit, de deux corps.

De son ancienne difficulté à se mouvoir, comme une cicatrice du passé, soudain lui est revenu un infime balancement. Ellie a ondulé au rythme de la musique de sa vidéo favorite : Call Me.

Any time

Any place

Anywhere

Anyway

Lors d’une de nos premières conversations, Ellie m’avait dit envier à Deborah Harry sa chevelure péroxydée, sa joie de sauter sur place, de taper des mains, de s’agiter hors de tout contrôle, moins artiste qui se maîtrise que folle enfant. Dans les dernières mesures, le piano martèle sans fin la même note aiguë, jusqu’à l’obsession, la femme n’est plus si sûre que son amant l’appelle, quand on doute on se répète,

Call me, call me, any, any time,

Ellie a coupé le son.

- Je croyais que c’était ta chanson préférée.

- C’était avant.

- Tu penses qu’on l’a tué ? Il n’avait pas l’air mort quand on s’est sauvé.

- Tué... pas tué... parce que pour toi il n’y a qu’une seule vérité à la fois ?

- Quand même...

- Quoi ? Qu’on l’ait tué ou pas, tu as vu comme les gens nous ont laissé faire !

Elle a ri :

- Rien ne soude un couple comme un grand crime. C’est dans un de tes chers livres.

Elle s’est retournée vers moi. Nous étions à genoux l’un devant l’autre. En moi montait une houle de tristesse qui s’est brisée jusqu’à ce que je n’en ressente plus qu’une immense lassitude. Ellie a dit :

- Glisse ta langue entre mes seins.

Ce que j’ai fait, en pleurant, et elle a bu la larme sur ma joue.

* * *

Voilà six mois que Monica est partie à Paris…

- Qu’est-ce c’est que ça ?

Serge cliqua deux fois : le fichier disparut.

Exceptionnellement, car Serge y montrait maintenant beaucoup de réticence, Monica était venue dormir chez lui. Inquiète de se réveiller seule dans le lit à 3 heures du matin, elle s’était levée pour trouver Serge assis sur la moquette dans la pièce voisine, celle privée de décoration et de mobilier, même les chaises y étant interdites, qu’elle avait baptisée la chambre mortuaire.

- J’écris un roman.

- « Monica est partie » : tu m’as mise dans ton roman.

- Si on veut, mais ça n’a rien à voir avec toi.

- Alors pourquoi mon nom ?

Le tour des yeux de la jeune femme s’était plissé, et le coin des lèvres tordu en une moue qu’elle aurait voulu de colère mais où elle sentait monter la peur de découvrir en son amant un inconnu.

- J’attends que ce soit au point pour te le faire lire.

- Merci bien ! Ce sera la moindre des choses si je suis un personnage de ton histoire.

Monica allait se recoucher, quand d’un nouveau clic apparut un fond d’écran qu’elle n’avait jamais vu. Une ville faite de cubes sans fenêtres, un véhicule dirigé par un cocher vu de dos, tiré par deux chevaux sans selle ni bride, et qui transportait deux femmes : l’une vaguement asiatique, oreilles décollées, portant un chapeau démesuré et regardant le spectateur avec indifférence, sa voisine coiffée d’un bonnet de bain, toutes deux maigres et nues, toutes deux aux seins menus de jeune fille.

- Spécial, ton fond d’écran !

- C’est une gravure de Bruno Schulz.

- Jamais entendu parler… Un grand dépressif, apparemment.

Monica regagna la chambre, bientôt rejointe par Serge, qui éteignit avant de s’allonger à son côté en prenant soin de ne pas la toucher. Monica respira un grand coup, qui l’apaisa faussement quelques secondes, mais une vague d’émotions la souleva et elle se sentit le souffle court. Cela lui arrivait parfois lors d’un entraînement, lorsque la peur de l’échec lui coupait ses moyens. A la piscine ou sur un stade, elle savait comment réagir : pas là, dans un appartement à demi vide, devant un demi amant qui se complaisait dans le morbide. Elle ralluma :

- Tu peux me dire ce qui se passe ?

Elle le secoua. Il ne dit rien. Chez Serge, le silence était toujours le dernier mot. Qu’y avait-il dans son roman ? Et dans sa réalité ? Une autre femme ? Monica en doutait, mais était sûre qu’il lui cachait une part de sa vie. La nuit de l’éolienne, elle l’avait cru différent, et depuis espérait défaire ce qui entre eux se bloquait. Lui, au contraire, s’était verrouillé. Elle aurait adoré lire son manuscrit : cela l’amusait de devenir un personnage et, pourquoi pas, de donner son avis sur l’intrigue. Récemment, elle avait écrit deux poèmes, sans oser bien sûr les montrer à Serge.

Elle le frappa. Comme on joue. Il ne réagit pas : elle lui donna un coup de poing sec dans les côtes. Rien.

- Dis quelque chose ! Tu veux qu’on se quitte, c’est ça ?

Au moment où elle allait le basculer hors du lit, Serge repoussa les draps et se leva.

Assise contre l’oreiller, elle l’entendit s’habiller, ouvrir la penderie et prendre son trousseau de clés.

Quand la porte claqua, Monica se rendit compte qu’elle n’avait rien tenté pour le retenir.

* * *

Serge tourna dans le noir, traversant le parc industriel où roulaient de rares camions, puis la zone commerciale vide à cette heure, évitant un centre-ville trop familier. Monica était la dernière personne capable de comprendre quoi que ce fût à ce qu’il écrivait. Terre à terre, la Sportive ! Un diariste, comme l’on disait maintenant, ne tient pas son journal pour enregistrer sa vie, mais pour éviter de perdre pied au milieu de l’infini écoulement des jours. Lui, n’écrivait pas pour se rappeler, seulement pour pouvoir fermer les yeux.

Il prit la rocade, échoua sur la nationale, revint aux faubourgs. Ses phares enflammèrent un mur couvert d’éclats de verre multicolores. Ça brûlait en lui, la ville le savait et ils brûleraient ensemble. Il ralentit sous un réverbère : la lampe au sodium jeta sur le capot un cercle jaunâtre. A son passage, les plaques des noms de rues devenaient illisibles. Serge accéléra, freina, s’arrêta devant un abribus, demanda son chemin à une vieille dame : elle ne répondit pas en français, ce qui ne l’étonna qu’à moitié. Quelques heures suffisent pour rebaptiser les rues pendant ton sommeil : tu te réveilles et tu es un autre. En cas de contrôle, avait-il les bons papiers ? Serge aurait pu se renseigner en appelant un ami, mais il ne se connaissait aucun ami. D’ailleurs toutes les conversations sont enregistrées. Caméras de surveillance, biométrie, espionnage informatique... Serge vit Monica assise sur le siège du passager à son côté : quand il voulut lui parler, l’image s’effaça. Perdu, il renonça à ne pas se perdre. La substance urbaine se raréfiait, s’émiettait, les coins de rues se défaisaient, les feux de circulation étaient des arcs-en-ciel, à 5 heures du matin les passants sortaient de boîte incendiés d’alcool, rien à en attendre. Il préféra rouler et descendit toutes les vitres : pour un petit matin, il faisait trop chaud. On détraquait même le temps.

Soudain l’aube supprima l’éclairage public. Le glauque devint blafard. La voiture continua à avancer, une heure, ou deux, sans que Serge regarde la pendule du tableau de bord : conduire exigeait trop de concentration. Le hasard finit par le conduire au parc de loisirs où il crut reconnaître la piscine, les terrains de sport et, au-delà, les immenses hangars couvrant les cours de tennis. Seule la patinoire semblait n’avoir jamais été là.

Deux personnes traversaient le parking du stade. Il ralentit pour laisser passer un car scolaire, et reconnut Ellie et sa mère. La voiture s’arrêta toute seule. Les deux femmes se dirigeaient vers la piscine. La grande horloge du centre sportif indiquait 9 heures : une fois par semaine, il le savait, le Foyer organisait des séances de natation. Serge ne redémarra pas. Ellie contourna la voiture, aperçut l’automobiliste à travers le pare-brise puis, revenant sur son chemin, se plaça du côté passager et regarda Serge par la vitre ouverte. Depuis la séance de photos au Foyer, jamais leurs visages n’avaient été aussi proches. La jeune femme le reconnaissait-elle ? Elle restait muette. Serge attendait sans savoir quoi. Ellie posa la main sur la poignée de la portière. Serge ne bougeait pas. Ellie hésitait. Elle entendit sa mère l’appeler, ne répondit pas, tira sur la portière et l’ouvrit.

Gilles Dauvé, 2018