Juste ce qu'il faut de déséquilibre

Illustration du texte « Serge et l'intime »

SERGE ET L’INTIME

Serge : Journal : 3 mai

Cela devait se faire. Nous nous sommes reconnus.

J’ai croisé Ellie avec sa mère dans la Grande Rue. Elle a trébuché. Je l’ai rattrapée, elle a tenu ma main un instant plus que nécessaire. Puis j’ai parlé des photos à sa mère : elle adorait en faire autrefois, et regrette de n’avoir plus d’appareil. Ellie écoutait, à peine penchée en avant. Elles ont accepté de prendre un café. Nous avons évoqué le Foyer : Ellie le fréquente,  irrégulièrement, car elle ne s’y trouve pas à sa place. Sans rien dire, Ellie laissait parler d’elle. Son doigt glissait sur le rebord de la table, la tasse, la cuillère, prenant la mesure des choses. Elle me regardait comme pour m’interroger. Moi, j’évitais de plonger dans le noir profond de ses yeux. Sa mère est partie à la pharmacie, nous laissant seuls. J’ai demandé à Ellie pourquoi le Foyer lui convenait mal.

J’ai dû me concentrer pour comprendre une voix flûtée dont le ton monte haut dans l’aigu. Heureusement, avant de l’entendre, je la connaissais. Cette suavité qui chez d’autres serait affectée faisait lever des souvenirs déjà vécus, dont je me souviens sans les avoir appris. De ses paroles, j’avoue ne pas avoir tout saisi. Elle s’est tue en entendant Call Me de Blondie à la radio. J’allais l’interroger sur ses goûts musicaux… sa mère est revenue.

Je leur ai demandé ce qu’elles faisaient dimanche, et proposé une promenade en forêt, les feuilles ont des verts tendres superbes en mai, il faut en profiter avant les chaleurs de l’été, nous prendrions des photos, j’apporterai mon Nikon.

En rentrant ce soir-là, je n’étais même pas étonné qu’elles aient accepté. Les mots d’Ellie étaient encore dans ma tête, murmurés à mon oreille, la nuit, très tôt le lendemain, à mon lever, puis tout le matin.

Dimanche, nous nous sommes retrouvés devant chez moi, et avons pris ma voiture. Ellie a fait des photos. Sa mère aussi. Aussitôt commentées par nous trois. J’ai donné des conseils, expliqué… lumière, contre-jour, cadrage, focale, premier et arrière-plan… Ellie découvrait la nature comme si elle y venait rarement. Sa mère m’a dit manquer de temps pour sortir. J’ai compris qu’elle vit séparée de son mari.

Je commence à m’habituer à la voix d’Ellie, qui d’ailleurs marche moins mal que je le craignais. Son état s’est beaucoup amélioré depuis un an. Je n’ai posé aucune question sur la cause ni le nom de sa maladie, à quoi bon ! Ellie était fatiguée : nous avons fait une pause, assis sur un tronc d’arbre. Ellie s’est éloignée avec le Nikon – d’habitude je ne le prête jamais. Sa mère a allumé une cigarette :

- C’est gentil ce que vous faites pour nous, Serge.

- Ce n’est pas de la gentillesse. Ellie n’est plus une petite fille, elle mérite de mener une vie de femme, se promener en forêt, sortir, se faire des amis, avoir un ami…

J’ai laissé la phrase en suspens, sa mère m’a regardé, puis attendu plusieurs secondes avant de dire :

- Elever deux enfants seule, ce n’est pas facile. Un garçon adolescent, et une fille....

- Moi, je suis plus disponible que vous.

- Il n’y a pas que des gens bien. Il y en a…

-…qui ont profité du fait qu’elle est différente… vulnérable ?

- C’est arrivé. Avec quelqu’un comme vous, je crois que j’aurai confiance.

Confiance : le mot m’a touché. Je l’entends si peu souvent employé à mon sujet. Mais quand j’ai proposé le cinéma le surlendemain, elle a hoché la tête :

- Mardi soir, c’est mon cours de stretching.

Voyant Ellie déçue, sa mère a dit :

- Si ça te fait plaisir, allez-y tous les deux.

Mardi soir, je suis allé la chercher en bas de chez elle, promettant de la raccompagner avant 11 heures.

Je m’étais trompé : la comédie à laquelle j’avais pensé ne se jouait pas le soir. L’autre salle passait un film dont l’affiche annonçait le genre : du sang, des armes et des filles peu habillées, le contraire de ce que l’on va voir en famille. Je n’étais pas sûr que la mère d’Ellie apprécie. Mais quand j’ai fait mine d’hésiter, pour la première fois j’ai entendu Ellie élever la voix :

- Bien sûr qu’on y va !

Très violent en effet, le film a beaucoup plu à Ellie. En sortant, elle m’a décrit la scène où le convoyeur de fonds forcé de transporter de la drogue assomme successivement trois hommes de main dans un ascenseur, puis se saisit du revolver de l’un d’eux et leur tire à chacun une balle dans la tête. Une scène d’un naturel froid que les distributeurs avaient failli couper. Ellie a commenté :

- Il fallait qu’il les tue, sinon il n’aurait pas sauvé la vie de sa petite amie.

Maintenant je comprends presque tout ce qu’elle dit.

- On a un peu de temps, je vous invite au café… je t’invite…

Ellie a parlé d’elle. Elle sort peu, voit des films à la télévision, des reportages sur des pays qui lui inspirent des envies de voyage. L’Italie ? L’Espagne ? Plutôt la Norvège, à cause d’un documentaire diffusé la semaine dernière par FR 3. Sur la banquette à côté de nous, une femme, solitaire, était absorbée par un Maigret. Ellie a du mal à lire.

- Ou alors il faut que ce soit court.

- Tu as essayé des nouvelles ?

Elle s’est levée. L’heure de rentrer. Je voulais tenir ma promesse de 11 heures mais, pour faire durer le temps, volontairement je nous ai retardés, elle a accéléré le pas : elle marche plus facilement qu’il y a un an ou deux.

- Avant, dans la rue, on me regardait. Et si je parlais on s’étonnait de ma voix. Toi, tu trouves que je parle comme tout le monde ?

- Heureusement que tu n’es pas comme tout le monde.

Elle a ri, pour la première fois devant moi, je crois, puis le sérieux est revenu. Je me suis demandé quelle vie sexuelle était la sienne.

J’ai voulu savoir si elle venait au Foyer le lendemain.

- Peut-être. Les photos sont prêtes ?

- Pas tout à fait.

Sa déception était visible, alors j’ai ajouté:

- Mais je passerai vers 5 heures.

Je l’ai donc revue le lendemain. Au Foyer, 5 heures, c’est le moment du goûter et du jeu de société. Ellie n’avait envie ni de l’un de l’autre. J’ai décidé de rentrer avec elle, appelé sa mère et prévenu l’équipe. Un éduc a fait :

- Vous n’attendez pas sa mère ?

Est-ce l’usage qu’un bénévole raccompagne seul une fréquentante ? Est-ce déontologique ?

Au lieu du chemin le plus direct, nous avons fait un détour dans le centre, et sommes entrés chez H & M. A la porte, Anne nous a croisés. Ma collègue a ouvert la bouche pour parler et s’est retenue en voyant qui m’accompagnait. Elle a pris Ellie pour une amie, ma petite amie (c’est un mot d’Ellie).

Une robe cache-cœur à fleurs blanches et noires plaisait à Ellie. J’aurais aimé la lui acheter. Elle l’a posée sur elle à même son jean. J’ai insisté pour qu’elle l’essaye. Ellie est entrée dans la cabine. J’ai attendu derrière le rideau, en vain : elle s’est déshabillée, a enfilé la robe, s’est admirée toute seule à l’intérieur dans la glace, et de nouveau changée sans se montrer à moi en robe. Elle est ressortie de la cabine d’un air sombre, et a raccroché le vêtement. Ni elle ni moi n’avons dit ce que nous pensons : sa mère n’apprécierait probablement pas qu’un presque inconnu offre une robe à sa fille.

Nous sommes restés muets. Quelque chose avait changé. Nous ne sommes pas libres. Mais en descendant vers le fleuve, la confiance est revenue. Ellie m’a dit perdre ses peurs en pleine ville :  entourée de sons, d’êtres, d’objets en mouvement, elle se sent apaisée, en sécurité, les sons autour d’elle comme un écran protecteur.

- Je croyais que tu te méfiais de la foule.

- Seulement quand la foule s’occupe de moi. Tu ne sais pas ce que c’est : être regardée de biais, tout le temps, ne pas oser parler trop fort…

Elle était grave tout à coup, comme si elle en savait déjà trop pour son âge : 20 ans, je l’ai appris sur une fiche lue à la dérobée au Foyer. Quelle est son expérience de la vie ? Je cherche une réponse qu’elle n’a pas l’air d’attendre, car elle regarde le fleuve et lit le nom de la péniche qui passe devant nous : L’Eau & les Rêves. Ses cheveux lui balayent la joue. Pour tout le monde, Ellie est passive, victime, mineure à vie malgré ses 20 ans, mineure elle le sera à 30 ans et le restera à 50. Personne ne la voit comme elle est. Elle ne fait pas partie des contents d’eux pour qui tout va de soi, étudier, travailler, faire un couple, se reproduire…  Chez Ellie rien n’est et ne sera jamais naturel.

Il a dû s’écouler un long moment de silence. Elle m’a regardée. J’ai vu ses incisives : le mot dit quelque chose d’Ellie. On a raison de les nommer dents du bonheur. Lèvres entrouvertes comme avant de prendre la parole, ou l’instant d’après, elle laissait le monde entrer en elle. J’ai eu envie de l’embrasser… et gardé mon visage éloigné du sien.

Nous sommes remontés vers le centre. J’aurais voulu lui dire tant sur moi, et d’elle tout apprendre. J’ai préféré l’entendre raconter un épisode du film, une scène de lit qui la faisait rire sans aucun embarras : je ne m’y attendais pas.

Nous nous sommes quittés en bas de son immeuble, promettant de nous revoir sans fixer de date. Son sourire de nouveau était évanoui. Depuis que nous sortons ensemble, pas une fois nos doigts ne se sont touchés.

* * *

Seule à l’abri de sa voiture, Monica s’autorisait à se perdre dans ses pensées. Jamais elle n’avait connu d’amant comme Serge. De l’eau, leur relation avait la fluidité, l’indéfinition aussi. Elle aimait qu’il la caresse au terme d’une douche en commun, et souhaitait être prise là, debout dans la baignoire, mais devait attendre. Il laissait serpenter sur sa peau un savon luisant et elle fermait les yeux sous ce toucher impalpable qui se dérobait à la façon d’une mélodie impossible à retenir. La musique avait toujours mis Monica mal à l’aise, cet insaisissable qui n’existe que dans la durée, une énergie en manque de matière. Comme s’il avait eu l’intuition de sa réticence, Serge prenait plaisir à lui faire sentir le temps fondre sous les doigts et, quand chaque centimètre de peau de Monica était parfaitement baigné, nettoyé, frotté au gant de crin et huilé… il recommençait. Si les rites sportifs lui étaient familiers, jamais Monica n’avait pensé que l’amour puisse ressembler à un cérémonial dont elle serait l’idole.

- Garde les yeux fermés.

Alors il l’essuyait, d’une serviette-éponge infiniment moelleuse, elle devinait ses doigts plus qu’elle les sentait à travers le coton, paupières closes elle n’était plus très sûre de sa présence, cette main à peine palpable aurait pu être celle d’un autre, et ce doute lui était délicieux.

Il plaisait à Monica d’être un moment son jouet.

- Mets tes mains sur ta tête, croise les doigts et ne bouge plus.

Serge faisait durer la contrainte, une minute, deux, à peine trop. Elle commençait à trembler, un peu de froid, un peu d’une nervosité mêlée de désir qu’il prolongeait encore, mais elle n’osait bouger, puisqu’il ne l’y avait pas autorisée.

Alors, seulement, Serge la prenait. Préférait-elle l’instant où ils s’enlaçaient ? Elle n’en savait rien.

Monica attendait de ses amants qu’ils disposent de sa liberté. Certains avaient fui un don trop riche qui les effrayait. Quelques-uns en avaient abusé. Aucun n’avait su apprécier ce cadeau d’elle-même. Serge le recevait comme si c’était sans enjeu, avec un naturel qui la troublait plus que les gestes qu’il lui imposait. Il aurait aussi bien accepté de se soumettre que d’ordonner. Monica ne comprenait rien à un homme qui l’emportait et la ravissait, mais pour la première fois elle commençait à s’aimer.

Depuis l’adolescence, études brillantes, corps sculpté par la danse, puis par la pratique régulière du sport, succès professionnel, la vie lui réussissait, et le monde la félicitait. Le monde ne sait rien. Parfois elle se demandait si elle n’avait pas choisi l’informatique pour se contraindre à devoir apprendre sans cesse. Travailler, ne jamais s’accorder de  repos, et pour combler les heures libres, le stade, le gymnase, la piscine, le jogging...

Ainsi dérivait l’esprit de Monica, jusqu’au moment où elle dut s’arrêter à un passage pour piétons, que deux passantes mettaient plus longtemps que les autres à traverser : une femme d’une quarantaine fatiguée, assez forte, aux cheveux  maladroitement teints d’un blond jaune paille, qui ralentit pour attendre une très jeune personne marchant derrière elle, et que retardait un pas irrégulier. Sa fille, sans doute, qui  boitait légèrement, brune aux cheveux mi-longs, aux traits fins de vierge d’un tableau religieux, avançait en regardant devant elle sans sourire. Probablement infirme de naissance, elle avait dû s’y habituer, mais souffrait-elle en voyant les filles de son âge sortir en boîte ou faire du sport ?  A ses 18 ans, le niveau atteint en natation par Monica lui avait valu une proposition d’intégrer l’équipe de France, qu’elle avait déclinée, donnant la priorité aux études. Elle serait devenue championne, et rien n’aurait changé. A travers l’écran du pare-brise, Monica regarda mieux : l’handicapée était grande, très grande, élancée sans maigreur, de dos ou immobile elle avait de quoi attirer le regard et le désir. Une silhouette de mannequin, et personne pour le lui dire.

La mère et la fille disparues, un coup de klaxon obligea Monica à redémarrer. Après tout, il était possible que la jeune fille soit moins embarrassée de son corps que… qu’une sportive. Ou bien, l’infirme rêverait-elle ce soir de demeurer blottie dans ses draps pendant qu’un double de son corps s’animerait et sortirait affronter l’insensibilité du monde. Un second corps capable de tout : d’où venait à Monica pareille extravagance ? De Serge ? Comment croire qu’un être si différent d’elle puisse influer sur ses pensées ! Soudain elle se sentit aussi étrangère à cette rue, ses passants et à toute cette ville que l’héroïne désespérément libre d’un livre que Serge lui avait prêté, Le Système Victoria, roman terrible parce qu’elle y découvrait pour la première fois une tentation de sortir du monde, sachant aussi que ce chemin conduisait le personnage dans la mort.

* * *

Serge : Journal : 15 mai

Après le travail, je vais chercher Ellie au Foyer.

- Tu as été scolarisée ?

- Si on veut ! En classe spécialisée. Les profs étaient gentils, mais à 16 ans j’étais encore traitée en gamine… et en malade. Les autres élèves, ça devait leur convenir. Moi, j’ai fini par rester souvent à la maison. Je n’en apprends pas moins et on me fiche la paix.

- Tu aimerais suivre des études ?

- C’est trop tard.

Ellie a passé sa vie à faire l’expérience de ce qui n’a pas de sens pour les gens normaux, à se laisser envahir par l’ineffable, le non-verbal – longtemps elle a très peu parlé.

- On boit un verre ou tu préfères le fleuve ?

Nous sommes allés au Grand Café. Il y a quatre mois, c’est là que j’ai fait mon scandale… ou mon initiation. Personne n’avait l’air de se souvenir de moi. Tant mieux. D’ailleurs le patron était absent, et je n’ai reconnu aucun serveur : à croire que l’établissement avait changé. Une femme est entrée après nous, vêtue d’une robe-tunique courte cintrée, unie, d’un bleu nuit sensuel et classique. J’ai fait remarquer à Ellie que cela lui irait bien. Elle n’a pas réagi. J’ai insisté :

- Grande et mince comme tu es…

Ellie m’a regardé sans répondre et fini son café.

Au retour, toujours je la raccompagne en bas de chez elle.

Tout à l’heure, à quelques mètres de l’immeuble, je lui ai pris la main. Elle ne l’a pas retirée.  Elle a regardé la porte vitrée sans la pousser. Ni elle ni moi n’avons bougé. Sous mes doigts ceux d’Ellie sont devenus plus fermes. Une force fluide mais implacable, du liquide qui devient cristal. La main d’Ellie s’est refermée sur la mienne… a durci… puis une pression plus forte. C’est moi qui ne peux plus échapper. Sans un regard vers moi, elle est entrée.

* * *

Serge : Journal : 23 mai

Je suis arrivé dans le hall du Foyer, où d’habitude Ellie m’attend, pressée de quitter les lieux, mais je ne l’ai pas vue. Un des éducs m’a renseigné :

- Ellie est déjà partie. Nous avons appelé sa mère.

- Il lui est arrivé quelque chose ? Un accident…

- Le directeur souhaiterait vous dire un mot.

Il m’a fait entrer dans son bureau dont il a refermé la porte. J’ai dit :

- Ça tombe bien : justement, je vous apportais une première sélection des photos.

Je lui ai tendu une clé USB qu’il a posée devant lui sans la regarder.

- Asseyez-vous.

Le sourire était poli et froid. Un fonctionnaire. Je n’étais plus en face du responsable débonnaire qui m’invitait en ami à prendre chez lui des photos de famille.

- Nous avons téléphoné à la mère d’Ellie en lui demandant de bien vouloir venir la chercher.

- Mais il était entendu avec elle que je passe prendre Ellie… comme les autres jours.

- Justement, nous ne sommes pas sûrs que ce soit approprié.

Approprié ? Comme sur Internet : « Signalez des images inappropriées »...  Ma voix tremblait :

- Pourquoi ?

Le sourire avait disparu.

- Vous êtes un bénévole, et nous apprécions votre aide, mais seul un membre du personnel a qualité pour aller en ville avec un fréquentant. On vous a vu plusieurs fois avec Ellie, seul avec elle, et vous n’êtes pas de la famille…

Quelqu’un nous avait-il aperçus, mardi dernier, main dans la main ? Il n’y a fait aucune allusion. J’ai cru bon d’argumenter :

- Ellie est majeure.

- Comme la plupart des fréquentants. Mais les personnes qui nous accueillons sont éminemment fragiles. Et la différence d’âge…

- J’ai 30 ans. ….

- …et elle 20, ce n’est pas négligeable. Je connais des psychologues qui interpréteraient votre intérêt pour une jeune fille aussi vulnérable comme une forme de perversion, évidemment je ne vous accuse de rien, mais vous comprendrez que nous devons tenir compte de la réaction possible des familles.

Quelle différence d’âge ? Elle est aussi mûre que moi. D’ailleurs, jeune, je doute de l’avoir jamais été. Soirées en boîte, virées nocturnes, séances de soûlographie, je ne me les rappelle pas. Mon premier vrai amour, je l’ai vécu adulte. Une carence de jeunesse, Ellie et moi avons cela en partage. Il nous a fallu du temps avant de devenir jeunes.

Je n’ai plus écouté sa voix mélodieuse parée de certitudes, où surnageaient des icebergs de mots : socle déontologique… intrusion… connu quelques problèmes autrefois… projet fellationnel… abstention coupable… identité du signalant... respect de l’autonomie... Je n’ai rien compris, sauf qu’il mélangeait une lamentable affaire survenue au Foyer il y a trois ans et ma relation avec Ellie. Dans le bureau surchauffé les icebergs ont commencé à fondre, et j’ai pu saisir sa conclusion :

- L’équipe éducative estime plus judicieux que vous cessiez de venir au Foyer. Les photos...

De trois doigts, il a repoussé vers moi la clé USB.

- Je préfère vous les rendre. C’est mieux pour tout le monde, vous le comprenez.

Ma main s’est crispée sur la clé. La pièce avait changé de forme. C’était la même, mais trop petite pour nous contenir tous les deux. Je ne me rappelle pas lui avoir dit au revoir.

J’ai traversé la salle où goûtaient deux ou trois personnes que je n’ai pas reconnues, sauf l’homme au complet gris paré de stylos-billes, debout, une tranche de cake à la main. Pour m’éviter, une éducatrice s’est retournée vers le mur. Au moins, grâce à moi, aujourd’hui ne sera pas un jour vide, puisqu’un peu d’émotion a perturbé le bureau directorial. Devant une petite table couverte de bouteilles et de gobelets, une envie de tout renverser m’a saisi. Je n’en ai rien fait. Ils seraient trop contents qu’un débordement prouve définitivement mon attitude inappropriée.

Ni Ellie ni moi n’avons place parmi eux.

* * *

Serge : Journal : 27 mai

J’aurais voulu courir tout de suite chez Ellie… J’ai attendu le lendemain. J’avais peur que sa mère m’interdise de la voir, ce que démentait toute sa conduite passée. Enfin j’y suis allé.

Jamais je n’étais entré chez elles. Sa mère a ouvert en haussant les épaules.

- Oui, ils m’ont appelée en me demandant de passer. J’allais sortir en courses : ça ne m’arrangeait vraiment pas ! Mais le directeur tenait à ce que j’y aille. « Tout de suite », il disait ! Je n’ai rien compris à ses histoires.

- J’ai l’impression qu’ils aiment compliquer les choses.

- Le moins qu’on puisse dire !

J’ai vu Ellie de dos, assise devant un écran télé d’au moins 50 pouces. Une gondole dorée était en feu au milieu du Grand Canal – je reconnaissais les arches du Rialto – flammes nées des pierres et de l’eau, comme si elle et moi avions incendié la beauté pour en être les uniques spectateurs. Elle m’a entendu entrer :

- Ils sont vraiment cons, au Foyer. Et en plus le directeur se figure que je vais y retourner !

Si le sphinx était doué de parole, il aurait cette voix. Debout, bras et jambes immobiles, buste fléchi vers moi, Ellie n’était qu’une bouche en feu comme la gondole vénitienne. La colère élongeait les intonations, les mots s’enfonçaient dans l’aigu, la voix remplaçait le corps, les courbes de ses membres n’existaient que par les vibrations du son. Il fallait la violence des notes de cette musique pour me rassurer. On ne nous séparerait pas.

Elle a appuyé sur la télécommande. Venise s’est réduite à un point, aussitôt éteint.

- On sort ?

Au moment de franchir le seuil, sa mère m’a dit :

- Puisqu’on est amené à se voir, je m’appelle Jackie.

Dans l’escalier, Ellie m’a demandé ce que me reprochait le directeur. J’ai résumé en éludant, insistant sur son refus d’accepter mes photos.

- C’est pourtant lui qui t’avait invité à les faire !

Au palier du premier, elle s’est arrêtée en criant :

- Déjà ils me traitaient comme une petite fille. Maintenant comme une pauvre malade. Les garde-folles, j’en ai marre.

Aussitôt dans la rue, elle a dit :

- Je n’ai pas osé, l’autre jour… (Elle me fixait avec une sureté dans le regard que je ne lui avais jamais vue.) La robe, chez H & M, elle me plait bien.

Cette fois, non seulement elle l’a essayée, mais elle est ressortie de la cabine pour se montrer. La robe cache-cœur ne découvrait pas même un centimètre de son genou, mais il m’a plu que le premier vêtement que nous achetions ensemble reste sage. Elle a mis le jean dans un sac pour garder sur elle la robe. Les fleurs noires et blanches voletaient autour de ses jambes quand elle avançait. J’allais proposer une promenade jusqu’à l’écluse, elle ne m’en a pas laissé le temps :

- Maintenant tu sais comment c’est chez moi. Toi, tu ne m’as encore jamais invité dans ton appart.

L’unique originalité de mon deux-pièces, c’est la vue sur la cathédrale, à condition de se pencher à droite. J’ai ouvert la fenêtre.

- Tout au bout, tu vois…

Je la croyais à côté de moi… elle était au milieu de la pièce. Elle m’a regardé, et nous nous sommes retrouvés dans les bras l’un de l’autre, immobiles, sans rien dire ni faire. Elle s’est dégagée, a refermé la fenêtre et en revenant vers moi, d’un infime mouvement du bras a défait la robe, sans presque rien de la gaucherie qui malgré elle s’attache à ses gestes, tournant sur elle-même en même temps que le cache-cœur s’ouvrait sur ses épaules nues, tombait au sol et couronnait ses pieds d’un cercle de pétales noirs et blancs. Une magicienne n’aurait pas fait mieux. N’avions-nous choisi la robe que pour cet instant ?

Mais quand j’ai commencé à déboutonner ma chemise, de deux doigts elle m’a arrêté :

- Non : c’est moi qui déshabille.

Elle a attendu d’avoir enlevé tous mes vêtements avant de se montrer nue. Le plus enivrant, c’étaient les lèvres disjointes qu’elle tendait vers les miennes.

En haut du bras droit était collé un timbre épais de couleur chair.

- Un patch anti-tabac ?

- Non, anti-enfant.

Comme une gifle d’amour, la brutalité de sa phrase m’a secoué. Pour moi, jusque-là, Ellie n’était que vulnérable, un infini puits de tendresse fragile. Elle n’en a pas dit davantage mais, de toute évidence, Ellie n’était plus vierge. Tant mieux : je nous veux à égalité. Avec elle, je ne serai ni initiateur, ni grand frère, ni père de substitution, et elle n’aura rien d’une femme-enfant.

Sans prendre la peine de défaire le lit, Ellie m’a jeté dessus et s’est assise sur moi. J’ai effleuré la pointe de ses seins, mais quand mes doigts se sont tendus pour les caresser, Ellie m’a plaqué les bras contre la couverture en appuyant ses mains sur les miennes.

- C’est moi qui commande.

J’ai senti en elle une fièvre, une transpiration… du feu et de la glace. Elle m’a autant pris que je l’ai prise. Comment nous avons fait l’amour, je ne l’écrirai pas, mais je sais que seul l’instinct du plaisir la guidait.

Après, il faisait sombre dans la pièce où nous n’avions allumé aucune lampe. De très loin, d’au-delà de la fenêtre et du mur, un éclat de lumière mêlé de musique nous est parvenu, né d’une matière dont nous ignorions si elle était métal, plastique, bois ou reflet d’une illusion plus lointaine encore que la ville où se cachait notre couple. Peu en importait la source. Il y a des connaissances inutiles. Je comprenais mieux ce qu’Ellie avait dit de l’école. Tout l’acquis des humains n’est rien, si le léger tremblement des bras d’une femme suffit à le rendre dérisoire. C’était Ellie la plus forte. Elle sait si peu, et elle a le pouvoir d’annuler le monde.

* * *

- Félicitations pour vos photos !

Le directeur du Foyer était ravi. Une réussite, cette exposition : pour les familles, pour l’équipe éducative, malheureusement aussi pour Serge, obligé de revenir en un lieu qui ne l’intéressait plus. Il avait fait de son mieux pour échapper à l’invitation, ne tenant aucun compte de SMS et d’emails de plus en plus pressants. Mais le directeur avait fini par joindre directement l’Agence, et Mérisi comprenait mal les réticences d’un photographe à assister à l’exposition de ses propres photos. Serge n’aimait pas que Mérisi pose trop de questions : il avait fini par accepter.

- Vous voyez, répéta le directeur, nous avons au moins une photo par fréquentant. Grâce à vous !

Ce que voyait Serge, c’était un encombrement de corps et d’images dont le réel envahissant donnait la nausée. Jamais il ne s’était senti si étranger qu’entouré d’éloges qui l’indifféraient. Les parents lui souriaient, et partout il croisait le visage affable du directeur. Sarah était là, avec son fils bien sûr, mais elle eut le bon goût de rester sobre dans ses remerciements. Serge n’avait pas oublié son visage ramassé au petit nez légèrement épaté, et des yeux qui semblaient toujours sourire. Cette fois, elle portait une courte jupe en daim. Aucune autre femme de l’assistance n’avait eu l’idée de découvrir le haut de ses jambes. Toutes étaient endimanchées ou en vêtement de sport, toutes sauf une. Quelques mois plus tôt, Serge aurait donné un second regard à cette Sarah.

- Merci et bravo, dit le directeur, qui se crut obligé d’ajouter : Je vous ai croisé hier au Monoprix, vous ne m’avez pas vu, il faut dire que vous parliez avec votre amie…

Serge ne voyait pas à qui il faisait allusion. Quelle amie ? Il comprit quand le directeur précisa :

- La responsable de l’Agence, je crois.

Alors Serge prononça un nom :

- Ah, oui, Monica.

- Dommage qu’elle ne soit pas venue aujourd’hui avec vous. Et si je peux me permettre, elle est ravissante.

- Oui, très jolie, peut-être pour un autre que moi.

Dans le brouhaha, le directeur n’avait pas entendu la fin, ou ne pouvait imaginer ce qu’il avait cru comprendre, et il n’osa pas faire répéter un informaticien excellent photographe aux propos parfois déconcertants.

En sortant, Serge se dit qu’il était content qu’elle ne soit pas venue. Sa réalité, il n’en avait plus besoin. Le Journal suffisait. Tout y resterait parfait. Il rentra chez lui écrire.

* * *

- Anne est hors de danger maintenant. On vient de la transfuser.

C’est l’Agence que l’hôpital avait avertie de la tentative de suicide : la gestionnaire n’ayant ni partenaire, ni parent, ni ami connu, on avait téléphoné à son lieu de travail.

- A force de vivre seule… C’est un suicide d’appel, expliqua quelqu’un.

Mérisi faillit éclater de rire. Suicide d’appel ! Lui, n’éprouvait aucune envie d’être appelé par une femme à qui il trouvait une tête d’animal en train de boire, un canard, peut-être ? Et sa voix de Témoin de Jéhovah ! Depuis combien d’années dormait-elle seule ? Dix ans ? Quinze ? Alors que le citadin occidental moyen a quotidiennement sept cents pensées d’ordre sexuel. Morte, la pauvre Anne aurait été plus heureuse. Mérisi revoyait avec dégoût ce livre de photos de vieillards qu’elle avait apporté à l’Agence. Les collègues s’étaient persuadés d’y trouver de la beauté : on ne ment jamais si bien qu’à soi-même. Mérisi ne supportait pas la laideur. Quand il sortait de la salle de billard, c’était une torture de croiser les handicapés du Foyer partant en goguette. L’infirme, passe encore, mais le maboul, c’était pire. Le paralytique a une excuse, le névrosé croupit dans son impuissance. Mérisi détestait les hommes et les femmes lourds de trop d’humanité, qui marchaient leur détresse collée à eux. Il y avait de cela chez Serge : malheureusement, au contraire d’Anne, Serge n’était pas lisible à livre ouvert.

Mérisi pourtant finirait par savoir. Les gens croyaient avoir quelque chose à cacher, se donnaient des airs mystérieux, s’imaginaient une vie intérieure, en fait très peu avaient le moindre secret. Très peu, et Serge était de ceux-là. En général la cible ignorait quel secret elle détenait. Il suffisait d’observer et d’attendre : Mérisi devinait toujours. Il cherchait l’intrus, l’objet qui détonne. Dans le bureau du général, une BD. Des dvd pornos au fond de l’armoire de l’éducatrice. Au milieu du capharnaüm d’un squat, une grammaire latine. Dans la tête où tout paraissait méticuleusement rangé, un tiroir en désordre. Hélas, dans la tête de Serge, jusqu’ici, il ne voyait rien. Une éducatrice, justement, il y en avait une au Foyer, une rousse bien roulée, qui y travaillait quatre jours par semaine, assez taciturne et intello pour plaire à Serge, mais Mérisi ne les avait jamais aperçus ensemble. Il supportait mal d’être mis en échec, surtout dans ce monde de chaos où les chats aboient, les chiens chassent les souris… Mérisi s’emporta :

- Si on veut mourir, on se taille les veines en long. Comme Rothko le 25 février 1970. Sinon ce n’est pas sérieux.

De la main droite, il traça de l’ongle un long trait du coude au poignet gauche.

Le geste fut accueilli de rires gênés. Mérisi devrait faire attention à moins se laisser aller. Règle absolue, ne jamais se découvrir. Dans sa jeunesse, Mérisi avait écrit et même publié un livre, vaguement autobiographique comme beaucoup de premiers romans, qui malgré un excellent titre s’était mal vendu. Vous avez de l’humour, mais malsain, le public n’apprécie guère, lui avait confié l’éditeur. C’était Mérisi qui avait commis une erreur en signant le livre de son nom. Quelques années après, dans une brocante de village, un exemplaire défraîchi de Femme de l’Esclave n°1 dépassait d’un carton. Mérisi l’avait acheté et jeté dans une poubelle. Surtout ne jamais laisser de trace. Les noirceurs  de papier n’étaient pas pour lui.

L’Agence avait retrouvé son calme. L’écart de Mérisi semblait oublié, mais pour donner le change il irait voir Anne à l’hôpital. Quelle imbécile ! On se suicidait toujours trop tard. Le vrai défi, c’était de guider quelqu’un vers son dernier jour, en finesse, non pas en le poussant à la ruine ou en séduisant sa femme ou son fils, au contraire ! en l’aidant comme le bon docteur apaise la fin de vie de son malade : il fallait que la pulsion de mort vienne du cœur de la personne, quand le positif se confond avec le négatif, quand le plaisir se marie à la douleur. Qu’y avait-il de plus beau que d’accompagner un homme jusqu’à sa nuit éternelle ? Le crime parfait… à condition de rester vigilant. Une fois il avait failli se faire prendre. On n’aurait rien pu prouver, aucun policier n’était venu l’interroger, mais Mérisi avait jugé plus prudent de changer de ville.

* * *

Serge : Journal : 30 juin

Quand nous faisons l’amour, rien n’est perceptible que son emportement. Volume, poids, chair et peau, tout fond en un unique éclair de chaleur. C’est elle l’experte au geste sûr, et moi qui tremble dès que ses doigts glissent dans mes cheveux. Chaque fois c’est elle l’initiatrice, elle qui devine où j’ai besoin de tendresse et où je veux qu’elle soit rude.

Hier, tout s’est arrêté, le temps, l’espace, mais ce n’était pas la mort. Rien de ce qui nous entourait n’avait changé d’aspect, ni le lit où elle m’a pris ni le ciel par la fenêtre, mais c’était comme si tout jusqu’à présent n’avait été qu’un rêve et devenait d’un seul coup absolument réel, révélé, en même temps méconnaissable. Assise sur moi, tant de légèreté et tant de force, elle m’aspirait dans un vide radieux et affolant. Il n’y a plus rien, et il y a l’infini, comme un rapt.

Tout a commencé par les yeux. Puis un mouvement est parti du haut de sa tête, a plié le cou, incliné la nuque, est descendu en courbant l’épaule et s’est achevé par une infime ondulation des hanches, si peu que je me demandais lequel de nous deux bougeait. En trois mois, ses cheveux ont poussé et leurs pointes lui frôlent les seins.

Il y des beautés de jour, d’autres de nuit.

Ellie n’a rien de l’innocence de l’enfant. Elle s’est faite toute seule. Il y a quelque temps, j’ai lu le récit d’une fillette que sa mère avait élevée sans l’envoyer à l’école, la séquestrant dans une maison avec pour unique guide une riche bibliothèque. A 18 ans, la jeune femme découvre le monde extérieur et s’y repère encore mieux que les autres adultes. Elle a même la force d’imaginer de tuer un homme qu’elle aime mais qui se préparait à l’emprisonner dans une existence médiocre. Finalement, elle renonce à l’assassiner. Y aura-t-il un meurtre dans la vie d’Ellie ? Personne ne sait qui en sera la victime.

* * *

Serge : Journal : 9 juillet

Ce soir elle m’a épuisé, buvant en moi la force de vie qu’elle m’a rendue ensuite. Quand elle s’est redressée, un instant je n’ai vu que le blanc de ses yeux, et je ne l’ai pas reconnue.

Un peu avant minuit, selon notre habitude je lui ai dit :

- Je te raccompagne.

- Laisse, j’ai envie de rentrer seule.

* * *

Serge : Journal : 22 juillet

Dimanche dernier, une collègue de l’Agence nous a invités à déjeuner. Nous, a précisé Solveig :

- Evidemment ton amie sera la bienvenue.

Je connais mal cette chef de projet et lui parle le moins possible. En dehors du travail, nous ne nous étions rencontrés qu’une fois, au Centre Culturel, après un spectacle ridicule qui lui avait arraché des larmes. Cela aurait dû servir de leçon.

Ce déjeuner ne me faisait aucune envie. Ellie voulait y aller, je ne sais pourquoi, et elle m’a convaincu d’accepter.

Solveig avait ajouté :

- Cela fait plaisir de te voir avec quelqu’un.

Maintenant que je ne suis plus seul, on m’invite. Les couples se reçoivent entre eux.

Le naufrage s’est annoncé dès le début. Face à son mari, que je connaissais de vue, un autre couple occupait le canapé, lui et elle travaillant dans la communication. Leur premier regard est descendu vers les jambes d’Ellie. Personne ce soir-là n’était endimanché, comme il se doit chez les classes moyennes décontractées, ni cravate, ni costume, ni tailleur, mais nous étions tous ce qui se nomme habillés. Sauf Ellie, qui portait un short en jean, court et à franges, et un débardeur blanc ivoire à fines bretelles. Qu’elle ait vingt ans de moins que les deux couples présents, c’était évident, et la jeunesse plait. Ce qui a déplu, c’est qu’Ellie se soit donné une allure de 20 ans. Pas un mot n’a été dit : les regards ont suffi : « Il aurait pu lui conseiller de s’habiller autrement. »

Nourriture raffinée et petite culture, tout était bon, de qualité, et à peu près totalement vain. A peine un sujet était-il abordé qu’un autre le remplaçait, et la parole circulait de façon à ce que rien ne soit dit. Ellie mange peu, et l’allusion littéraire la rend muette. Sauf quand Solveig a évoqué le livre qu’elle venait de finir, un roman d’amour. Ellie l’a coupée :

- L’amour, c’est le piège. C’est ça qui vous fait rêver, travailler, enfanter...

Un silence est tombé, mais l’étonné, c’était moi, qui jamais je ne l’avais entendue parler ainsi.  Ellie n’a rien ajouté, les autres non plus.

Au milieu du wok, elle a murmuré :

- On s’ennuie.

C’était le commentaire qu’il est convenu de réserver à son conjoint une fois le couple rentré à la maison. Le pire, c’était le ton d’indifférence d’Ellie. Un cercle de sourires embarrassés nous a entourés. Notre hôtesse cherchait  une amabilité, je ne lui en ai pas laissé le temps :

- Tu veux qu’on parte ?

Sans un mot, Ellie s’est levée. Le communicant a prononcé une phrase qui m’a échappé. Une minute plus tard, nous descendions l’escalier. J’ignore si les deux couples m’ont plaint d’avoir rencontré une retardée, ou l’ont plainte, la pauvre, de s’être laissée séduire par moi. C’est l’attitude d’Ellie qui a tout fait. Non : c’est son habillement. Même à 20 ans, aucune des deux femmes présentes ne se risquait à un déjeuner en débardeur et short effrangé. Ils devinent chez elle ce qui les dépasse infiniment, un défi, une liberté si innocente qu’elle les renvoie à ce qu’ils sont.

Ellie n’était même pas en colère.

Le lendemain, à l’Agence, profitant ce que nous étions les seuls occupants de l’open space, la chef de projet a essayé d’arranger les choses, avec une condescendance qu’elle devait prendre pour de la gentillesse :

- Ton amie n’a pas connu une jeunesse facile, personne ne lui en veut d’avoir des problèmes.

- Peut-être moins de problèmes que toi.

L’agressivité a fait sortir la vérité de ce qu’elle pense :

- Cette fille, ce n’est pas de sa faute. Le fautif, c’est toi, avec la façon dont tu l’habilles ! Tu es un prédateur. Tu veux savoir ce que tout le monde pense de toi ?

- En tout cas, de toi, personne ne pense rien.

- On ne t’a jamais dit que tu devrais te faire soigner ?

- Jamais de la vie. Guérir, c’est perdre quelque chose.

L’arrivée de Mérisi l’a retenue de poursuivre : devant lui, on se méfie. Cela m’a donné le temps de répliquer :

- D’abord, c’est faux qu’elle porte tout le temps une minijupe : seulement un jour sur deux.

Et je suis parti.

Il est vrai qu’Ellie et moi prenons plaisir à acheter des vêtements qu’elle porte avec un mélange de réserve et d’indécence mesurée. D’autres sont empêtrées de leur pudeur. Sur Ellie le tissu le plus court sera toujours le plus beau. Sa taille la dispense de talons hauts, et un reste d’infirmité lui impose un jeu d’équilibre permanent, mais jamais je n’ai vu son déhanchement voluptueux la faire tomber.

Nous sommes mieux seuls. Nous sommes seuls.

* * *

Chaque été, il était de tradition que les parents de Serge l’invitent à déjeuner lors de leur passage dans sa ville sur la route de leur maison du Nord. Cette année-là, Serge souhaitait y échapper, mais sa mère se fit insistante, avec un argument pour elle décisif :

- Et ce sera l’occasion de faire la connaissance de ton amie.

- Vous voulez rencontrer Ellie ?

Sa mère souffrait d’acouphènes. Elle répéta le pronom qu’elle avait cru entendre, « elle », puis prononça le nom Monica, alors Serge comprit : ses parents étaient au courant par son frère, qui l’avait croisé en compagnie de Monica. La mère ajouta :

- Fred nous a dit qu’elle était charmante...

Son frère, sa mère, bientôt le père, Serge sentait sa vie lui être enlevée, mais qu’importe une vie imposée, quand il en menait une autre.

En ce restaurant chic où Serge aurait voulu être ailleurs, un instant avait suffi pour que Monica fasse la conquête de ses parents. Comme elle, le père de Serge avait suivi des études scientifiques de haut niveau. Sa mère était plus attentive à l’allure et aux manières. Laissant l’éternel jean sombre qu’elle portait à l’Agence, Monica avait choisi une robe-housse et des bottes droites découvrant à peine son genou parfait, parant son visage d’un léger voile de maquillage. Ellie ne se maquillait jamais. Dans le Journal. Là où l’impossible était vrai. Serge baissa ta tête. Ferma les yeux.

- Mon fils est bien silencieux aujourd’hui, fit la mère.

- Je suis un peu fatigué.

- Vous le faites trop travailler, dit sa mère en direction de Monica.

- Oh, pas ces temps-ci.

Il n’échappait pas à Serge que Monica trouvait son comportement étrange, lointain. Il espéra qu’elle attribuait sa bizarrerie à un ancien contentieux familial mal réglé, du genre qu’on n’explique pas facilement à sa partenaire.

Il savait que ses parents voyaient en Monica une compagne idéale : jolie, pas exagérément  belle non plus, pas le genre à affoler les hommes, un esprit sain dans un corps sain, modérément intellectuelle, bonnes études, bonne situation, la maman idéale de deux petits-enfants, de préférence un garçon et une fille, pour l’équilibre. Serge laissait son attention divaguer, mais quand sa mère fit allusion au fils qui venait de naître dans le foyer de Fred, il ne put s’empêcher de dire :

- Moi je n’aurai jamais d’enfant.

Monica en resta paralysée : ils n’avaient pas abordé le sujet, et elle ne comprenait pas qu’il tranche d’avance une question qui un jour la concernerait peut-être autant que lui.

Sans lever les yeux de son assiette, se parlant à lui-même, Serge ajouta :

- Mon idéal, ce serait une beauté féminine stérile.

Personne ne parlait plus. Les mots étaient trop forts pour une conversation dont un des buts était d’introduire celle qui tenait quand même un peu un rôle de compagne. Les parents étaient gênés de l’attitude de leur fils. Serge gardait les yeux dans le vide. Le père finit par dire :

- Mon fils adore provoquer, vous devez vous en être aperçue !

L’arrivée des tartes Tatin les délivra. Son père relança la conversation sur la piraterie informatique, et Serge participa, mollement, à une discussion sur la loi Hadopi. Sa mère se voulait rassurée, son père parlait, mais Serge sentait Monica inquiète. Bientôt le silence le reprit, et son esprit vagabonda autour des tables et des clients.

Il sursauta lorsqu’une tasse de café fut posée devant lui par une serveuse différente de celle qui avait apporté les plats. Sous la sobriété austère du noir et blanc, c’était un sosie d’Ellie, ou plutôt une sœur jumelle. Une fausse jumelle, mais Serge n’aima pas cet adjectif péjoratif. Elle avait les grands cils qui faisaient un des secrets de la beauté d’Ellie. Les yeux étaient plus clairs, mais ce qui la rapprochait d’Ellie, c’était un air de ne pas être complètement là, tout en se montrant irréprochable dans son travail. Serge supposa qu’il s’agissait d’une extra (là, le mot était positif) engagée pour la noce dont les échos leur parvenaient de la grande salle au premier. L’extra était bonne à tout, y compris apporter les cafés aux déjeuneurs dominicaux. Sa paisible lassitude recouvrait un détachement. Elle n’adhérait pas à ce qu’elle faisait. Là était sa séduction.

- Hé, reste avec nous, plaisanta son père.

Serge craignit que ses parents soient choqués qu’il intéresse à une autre femme, et que Monica en soit blessée. Heureusement, ses trois convives étaient persuadés que l’attention de Serge venait d’être attirée par un couple de motards en train d’enlever casques et harnachements de cuir. Vers 20 ans, Serge avait participé à quelques randonnées en France sur sa Laverda. Belle machine, qui plongeait sa mère dans l’angoisse. Au bout d’un an, il avait revendu la 750, par prudence, avait-il dit. La raison était différente. Il ne trouvait pas sa place dans cet univers masculin, où même les nanas étaient des mecs. Il détourna le regard et partit se laver les mains.

Dans la salle des lavabos, au milieu des carreaux de faïence blanche et bleue, la serveuse  balayait. Aussi grande qu’Ellie, et des yeux bleus comme la mère d’Ellie, elle aurait pu être la deuxième fille de Jackie. Il demanda :

- Vous êtes venue pour le mariage ?

-  Oui, je fais l’après-midi.

Sa voix était plus grave que vraiment douce : jumelle d’Ellie, née indemne des troubles qui perturbent la coordination et la parole, c’était la sœur normale.

- Vous finissez à quelle heure ?

- Tout doit être rangé pour 19 heures.

-  Et après vous faites quoi ?

Serge ne croyait pas s’entendre poser la question. Les mots étaient sortis tout seuls. Jamais il n’avait parlé ainsi. Ce que l’on appelle draguer lui était étranger.

La fille sourit, montrant une petite bouche et des dents très régulières, aux incisives moins visibles que celles de sa sœur, et demanda :

- Vous voulez dire ce soir ?

- Oui.

- Je n’ai rien de prévu.

En parlant, ils s’étaient tous deux rapprochés de la porte. Elle avança la main vers la poignée en même temps que lui, et leurs doigts allaient se toucher. A nouveau elle sourit. Elle était invraisemblablement belle dans l’écrin noir et blanc de ses vêtements. La longue jupe qui descendait aux chevilles dissimulait la finesse des jambes, mais un bouton défait du corsage laissait deviner la pâleur de la poitrine. Des seins, on ne voyait rien, pourtant cette ouverture était un enchantement. Comme il se taisait, c’est elle qui parla :

- Après 19 heures, je suis libre.

Etait-ce un rêve ? Cette fille lui proposait un rendez-vous. Avec un sang-froid dont il ne se savait pas capable, Serge réfléchit. Ses parents reprendraient la route vers 16 h, il trouverait un prétexte pour se libérer de Monica, elle s’étonnerait, n’apprécierait guère, tant pis, cela s’arrangerait, et qu’importe… Comme si elle craignait qu’il ait mal entendu – ils chuchotaient tels des amoureux au lit - elle répéta :

- Je suis libre à partir de 19 heures.

- Vous….

Et sans finir sa phrase, il avança la main vers la poignée, la femme recula, il ouvrit la porte et sortit sans se retourner.

La serveuse était belle, désirable, elle s’offrait avec ce mélange d’indolence et d’insolence qui ravissait Serge : elle avait tout, et il lui manquait l’essentiel.

Après le départ de ses parents, Serge passa la nuit chez Monica. Ils firent l’amour. C’était moins fréquent, maintenant, comme si l’envie s’éloignait. De sa part, en tout cas. Un couple installé, déjà.

Un moment après, Monica le prit au dépourvu:

- La serveuse te plaisait… Ne nie pas, ce sont des choses qu’on sent, surtout quand on est une femme. J’ai tout de suite vu que c’était une allumeuse. Très jolie, d’ailleurs. Lorsque tu es allé aux toilettes, elle t’a suivi, et vous y êtes resté un bon moment. Je me demandais… Tu aurais pu accepter un rendez-vous et moi je n’en aurais jamais rien su.

- C’est vrai qu’elle était jolie, elle me plaisait, mais je n’avais aucun désir de coucher avec elle.

- Tu me le jures ?

- Un serment… ça ne fait pas un peu vieux jeu ?

- Parfois je suis un peu vieux jeu. Alors ?

- Je n’avais aucune envie d’une aventure avec elle, je te le jure.

Avant de s’endormir, Serge réfléchissait à l’étonnante plasticité du mensonge. Monica n’avait pas été abusée par son prétendu intérêt pour les motards. Mais elle prenait son serment pour argent comptant. Bien sûr qu’il n’avait aucune envie de coucher avec cette fille. Il n’avait pas menti. C’aurait été trahir la sœur jumelle de la belle serveuse… si séduisante pourtant : son visage apparut, ses yeux, ses lèvres, ses dents, bientôt effacées par celles d’Ellie. L’une dans l’autre, l’une devenait l’autre, Ellie prenait le visage de toutes les femmes qu’il aimait. Au matin, il attendrait le départ de Monica pour écrire.

Gilles Dauvé, 2018

Seconde illustration du texte « Serge et l'intime »