Juste ce qu'il faut de déséquilibre

Illustration du texte « Point Mort »

POINT MORT

Ça commencera comme ça. Ellie s’assied à mon côté. Sa mère approche. La porte est restée ouverte. Je me penche au-dessus d’Ellie, tend le bras, ferme la portière et démarre.

Le premier regard échangé est un engagement… mais Ellie garde les yeux sur le pare-brise, et je ne la toucherai pas même du bout des doigts.

La rocade, la nationale, enfin la route de la côte. Je le lui dis, elle ne répond rien, mains à plat sur les genoux d’un jean élimé. J’allume la radio. Musique classique, un concerto de Mozart, que j’interromps pour un rap…. Aucune réaction. Parfois Ellie tourne la tête vers moi. A une dizaine de kilomètres de la mer, elle prononce quelques phrases d’une voix très haut perchée. Si je savais de quoi elle parle, je saisirais peut-être.

-  Tu es déjà allée à la mer ?

Après un long moment sans répondre, elle dit, ou je crois comprendre :

- Quand j’étais petite.

Le port est désert. En semaine, le touriste est rare, mais on n’aperçoit guère de pêcheurs non plus. La criée, transformée en Office du Tourisme, n’ouvre que l’été.

Nous sommes arrêtés sur le parking d’un hôtel. Je regarde Ellie, elle me regarde, je sors, elle aussi. Je n’attends rien, ou alors tout.

L’hôtellerie n’est pas un commerce comme les autres. On ne vend pas des objets, mais de l’espace et du temps, un moment de vie. Je le lui dis. Ellie entend, l’air pas même étonnée, bouche ouverte, ses yeux magnifiques un peu éteints. Je ne me rappelais pas ainsi sa beauté.

A la réception, l’employé me sent à distance. Il a raison. Derrière nous, Ellie feuillette des prospectus, prend la carte des menus, la repose, attend. Nous avons l’air d’un couple adultère, venu à l’hôtel sans valise ni sac, avec pour seul bagage l’envie de passer quelques  heures au lit. Le réceptionniste sourit quand je demande deux chambres : pour les apparences ? Ellie s’incline vers l’avant, ensuite légèrement vers l’arrière. Rester debout immobile lui est malaisé, je l’avais constaté au Foyer. Ce mouvement la rend irrésistible, j’en suis heureux et triste.

- Alors, pour Madame aussi, une chambre avec vue ?

J’étais ailleurs, je l’ai obligé à répéter, et réponds :

- Oui, bien sûr, les deux avec vue sur la mer.

Je prends les deux clés, j’en tends une à la femme qui m’accompagne, nous montons au premier où le choc des vagues ne perce pas le double vitrage. Confortables, anonymes, les chambres sont jumelles : seul le tableau au-dessus du lit diffère, un phare battu par les flots chez elle, un port au soleil couchant chez moi. Ellie me tire par le bras :

- La mer.

Nous sortons, mal équipés contre les coups de vent sur la digue. Ellie ne se plaint pas mais il est visible qu’elle a froid. Nous revenons dans les deux rues qui composent le centre. Elle s’arrête devant un magasin de vêtements de sport, où nous entrons ensemble, - première envie que je la vois exprimer. Nous sommes les uniques clients. Ellie éprouve enfin un désir que nous partageons et que je vais satisfaire comme si nous étions un couple. Sans s’occuper de moi, elle essaye anoraks, cabans et parkas qu’aussitôt elle enlève. Seul un blouson de cuir fourré retient son attention, elle prend son temps pour l’enfiler et se contemple longuement dans un immense miroir.

- Il te va parfaitement.

La vendeuse s’approche. Ce n’est pas tous les jours qu’un client achète un blouson d’aviateur de ce prix. Me prend-elle pour le grand frère ?

- Oui, sur la jeune fille, c’est parfait.

Je sors ma carte Visa, Ellie retire le vêtement et remet sa mince veste de jean, indifférente à la moue de la vendeuse que je paye d’un sourire d’excuse.

- Tu as tort, il t’allait très bien.

- Trop court.

- Tu es sûre qu’il n’y avait pas d’autres tailles ? On peut retourner voir…

Le froid nous chasse dans un café. Il est midi : si je n’ai pas faim, elle, peut-être…. Ellie prend la carte des plats. Elle est longue à choisir, et ne choisit pas. Brusque, ou fatiguée, la serveuse s’impatiente. Je laisse tout son temps à Ellie, qui ne se décide pas. Elle déplie la carte et la relit une quatrième fois. Je commande une assiette de crevettes avec frites pour moi, et une autre pour Ellie.

Elle prend les crevettes une à une et s’arrête au bout de trois frites, mais je suis presque surpris de la voir manger.

- Tu veux un dessert ?

- Non.

A 1 heure de l’après-midi, la ville est plus déserte encore. Au loin, au bout de la digue, clignote la lumière verte du phare. Le vent tombé, un soleil pâle nous réchauffe. Presque au- dessus de nos têtes, les falaises.

- Elles font près de cent mètres.

Je nous dirige vers la plage, au sable d’une infinité de grains microscopiques, sans couleurs car ils les ont toutes. Ellie en ramasse une poignée qu’elle jette en poudre en direction des eaux. Nous enfonçons dans ce qu’a produit la décomposition du monde. Là où le sable a durci, pour elle c’est plus facile. A chaque pas une jambe se lève et se tord, aussitôt imitée de l’autre côté. Comme un membre en caoutchouc qui marcherait sur des échardes. Ellie a le visage qui doit être le sien loin d’ici, dans la vie quotidienne à laquelle je l’ai arrachée. Elle prononce des phrases que je ne comprends pas, trébuche, prend ma main, la lâche.

L’air chargé de sel colle à la peau. Le soleil voilé de l’après-midi disparaît. En revenant, nous croisons un homme et une femme d’âge mur, main dans la main : ainsi font les couples en bord de mer. Ellie et moi ne viendront pas l’été sur ces rivages où nous n’aurons été que des orphelins fiancés.

A la réception de l’hôtel, on dirait l’employé très heureux de nous revoir. Il nous aime bien, ou il a un faible pour ma compagne.

Nous montons. En fin d’après-midi, d’habitude, que fait Ellie ? Lorsque je lui donne sa clé, nos doigts s’effleurent. Elle entre dans sa chambre et referme la porte.

Je m’allonge tout habillé sur le lit, ne réfléchis à rien, et me réveille dans le noir. 9 heures. Du rez-de-chaussée monte le bruit étouffé du restaurant de l’hôtel. Ellie a-t-elle faim ? Aucune importance : nous pourrions dîner, la question est : quoi faire ensuite, cette nuit, demain matin, et après… que faire de vies en suspension ?

Je me lève. La vitre renvoie une image de moi que je reconnais, mais pas tout de suite.

Je sors dans le couloir et approche de sa chambre. Ellie n’a pas fermé à clé. J’entre. Lumière éteinte, meubles invisibles, le rectangle sombre du mur n’a d’existence que par les chiffres bleus du radio réveil. Dehors passe une voiture, qui éblouit la pièce. Le rectangle change de forme, des ombres sculptées naissent, un triangle blanc cru se découpe dans un coin, lignes de fuite d’un espace-temps qui avant de s’effacer révèle Ellie lovée au creux du lit. Très doucement j’approche. Un bras dépasse du drap. Avec précaution, je m’assieds au bout du lit, prenant soin de ne pas toucher les pieds de la dormeuse. Par la fenêtre pénètre une lueur verte qui tourne au-dessus de la porte et disparaît : le phare de la digue. Si j’avais choisi l’hôtel du bout du port, nous aurions été éclairés par le rouge de l’autre phare. Ellie parle dans son sommeil, d’une voix plus grave aux mots mangés aussitôt avalés. Je sens une odeur de sel ou de mer. Elle remue et déplace le drap. L’épaule apparaît. Le drap glisse et la découvre. A nouveau le faisceau vert balaye les murs. Son dos nu sera ma dernière image. Sans bruit je sors.

Je regagne ma chambre. Rien à faire, moins encore à dire.

Si maintenant je pouvais reconduire Ellie chez elle et qu’elle ne dise rien… Ellie n’a rien contre moi, à peine me connaît-elle, elle ne me dénoncera pas. Mais sa mère m’a vu : je suis coupable d’avoir enlevé une jeune handicapée. Je n’ai aucun goût pour la place publique, encore moins si on m’y traîne de force. Le pire, ce ne sera pas la presse : il suffira de ne pas lire les journaux. Le pire, ce seront les psychologues avec qui il faudra parler, les experts, les voisins qui témoigneront au procès, les collègues… « Signaler des conduites inappropriées ». Les collègues ! Ils n’en demandent pas mieux : qui accuse s’exempte. Je parie que la Sportive sera la première à me dénoncer. Non par jalousie : par conviction, par incompréhension. Elle a vu Le Journal. Elle le lira. Elle ne pardonnera pas.

Jusqu’ici, j’étais Serge. Demain je serai un délinquant sexuel. Où ai-je lu qu’en France un détenu sur cinq a été condamné pour viol ou agression sexuelle ?

Mon seul remords, c’est qu’Ellie aussi subira les psys. Ensuite, combien de temps lui faudra-il pour m’oublier ? Je l’espère plus solide qu’elle en a l’air.

Sur le petit bureau de ma chambre, je prends le papier à en-tête de l’hôtel et écris à sa mère. Trois lignes pour la rassurer, sans donner des raisons à ce qui n’en a pas. Sur l’enveloppe, j’inscris son adresse, qu’évidemment je connais, et son téléphone, que je connais aussi par cœur, sans l’avoir jamais appelée.

A la réception, personne. Dans la salle de restaurant, le couple croisé cette après-midi sur la plage partage un grand plateau de fruits de mer.  Enfin l’employé arrive.

- Ma compagne se repose. Je dois sortir. Si je ne suis pas revenu à 11 heures, pourriez-vous appeler ce numéro, et dire à la personne… à sa mère… qu’Ellie est là.

- Elle ?

- Ellie : E.L.L.I.E. Et… autant que je vous règle tout de suite.

Sur le comptoir, je dépose quatre billets de 50 €. Ce geste en rappelle un autre, il y a plus d’un an, au Grand Café, sur un autre comptoir, là où tout a commencé.

Ma requête l’étonne moins que je ne le craignais. Des couples bizarrement assortis, il en a l’habitude, mais aucun comme le nôtre. J’aimerais dire à cet homme, qui a mon âge : Tu en ferais autant.

Dehors, en pleine nuit, la falaise impressionne davantage, massive, mur qui protège du monde. Avant de prendre la voiture, un regard sur le port. La mer est morte, gris acier. Tenté de revoir la plage, je n’en fais rien. Je connais le sable dissolution du temps, des milliards de friction, tout réduit à l’infime, du rien palpable, infini matérialisé, gros galets, os de poisson…

Je porte le chaos en moi. Grand solitaire et petit jouisseur. Quand on a tout perdu, on se sent libre. La mort me veut sans poids. Il faut mourir léger.

Je roule jusqu’au sommet de la falaise, à côté des décombres de l’Hôtel des Terrasses, palace d’avant 14, démoli après la victoire de 1918 : les riches étaient ruinés, ou villégiaturaient ailleurs. Seules subsistent un squelette de métal tordu et quelques alignements de briques, que domine l’immense croix du calvaire. Je m’arrête. Je sors.

Cent mètres plus bas, à pic, l’eau est là, invisible. J’aperçois des toits de cristal sombre, et le quai éclairé comme un lendemain de fête déserte. Les amoureux fatigués dorment et leurs rêves sont froids. Une mouette quitte son nid dans un recoin de la paroi puis glisse vers le bas où sur la grève une forme se détache, blanche sur fond noir : un nageur ayant présumé de ses forces ? Une rafale repousse l’oiseau naufrageur dont les ailes frémissent, il remonte et me dépasse, surplombe le calvaire, s’élève, tache, point, puis d’un coup d’aile pique vers moi… ma poitrine se gonfle et mon soupir soulève la mouette qui disparaît.

La mer est sans couleur. Rien qu’un éternel flux et reflux reflétant les humeurs du temps. La glissade de l’auto dans le vide sera douce. J’entends le fracas du plastique et des tôles au contact du sable et de l’eau où nous marchions. Je me vois en bas, écrasé, minuscule île nue dans un archipel de sable presque vidé d’eau par la marée. Né de l’horizon avant d’atteindre la plage, un soleil levant m’éclairera d’un disque de sang. Ellie de sa chambre n’aura rien vu du rouge de la mer.

Il ne me reste qu’une chance : la dernière.

Je rentre dans la voiture et ouvre toutes les vitres. Auto-immolation. Si j’en avais le temps et le goût, je me serais maquillé comme un sacrifié avant l’autel… parfum… cheveux teints... mascara… les hommes d’Orient en ont coutume, paraît-il… la plus haute falaise nordique me serait un temple d’où plonger dans le Tartare…  servant d’une beauté que je ne mérite pas… Hier, l’amant fou s’est jeté dans le Grand Canal. L’art de mourir vivant. Le monde est une musique dont je n’ai pas su trouver les paroles. Après, peu importe : avec les morts, on s’arrange toujours.

Le passage de la voiture au-dessus du nid fera s’envoler les mouettes. Avant de revenir au nid, elles iront me voir en bas.

J’ouvre la portière pour entendre le ressac.

Je démarrerai si vite que les pneus vont patiner sur l’herbe. Maintenant je suis avec Elle. De la main gauche je referme la portière qui claque.

Gilles Dauvé, 2018

Seconde illustration du texte « Point Mort »