Juste ce qu'il faut de déséquilibre

Illustration du texte « Pour une moitié de visage »

POUR UNE MOITIÉ DE VISAGE

Sans un visage à demi détruit et un long couteau trop pointu, rien ne serait sans doute arrivé.

Serge venait de retirer 200 € d’un distributeur du centre-ville, quand un désir le prit d’être seul en compagnie : il entra au Grand Café.

Vodka en main, il s’adossa au comptoir et regarda la salle se remplir. C’était l’heure du déjeuner. Un jeune couple s’installa à la table la plus proche : un costaud en manteau de cuir qu’accompagnait une fausse blonde assortie d’un maquillage qui lui donnait aux lèvres l’air d’une blessure. Serge se retourna vers sa voisine accoudée au comptoir, une solitaire dont les cheveux bruns coupés au casque masquaient des traits que la silhouette grande et mince donnait envie de découvrir. Quand elle appela le garçon pour payer, redressant la tête, le rideau noir des cheveux s’écarta et Serge la vit de profil. Un accident avait écrasé ou brûlé, les deux peut-être, toute la moitié droite du visage. La peau en était irrégulière, corrodée à l’acide, desséchée, une carte en relief, là soulevée, ici creusée. La bouche, le nez étaient indemnes, le bleu profond des yeux paraissait magnifique au milieu d’un paysage dévasté, et Serge ne savait si le naufrage de cette beauté l’en rendait sublime ou effrayante.

Derrière lui on chuchota :

- Le film d’horreur en 3 D au déjeuner, c’est dur…

La fausse blonde avait baissé la voix, pas assez cependant pour éviter d’être entendue de Serge, qui au lieu de boire son verre le garda suspendu en l’air et faillit le renverser, bousculé par un vieux monsieur pressé de gagner sa table. Dans le dos de Serge les clients passaient, se heurtaient, s’excusaient, pêle-mêle de corps et de paroles. La femme au visage détruit tendit l’argent au garçon. Enfin la sidération fut rompue : Serge finit sa vodka, lentement reposa le verre sur le comptoir et se retourna pour se pencher vers le couple qui entamait les hors d’œuvres. Le jeune costaud interrompit ses propos et sourit à Serge, qui dit à la blonde factice :

- Elle n’a que la moitié de son visage, mais vous, vous n’avez rien.

Pour garder l’équilibre, et pour se rassurer, Serge s’appuyait des deux mains à droite et à gauche de la table. La femme pétrifiée ouvrait une bouche d’où ne sortait rien, et il n’était pas sûr qu’elle ait compris l’insulte de Serge. Son compagnon, lui, qui avait entendu, ne souriait plus. Ses petits yeux très rapprochés avaient couleur de caillou. Le silence entre eux trois était trop violent. Les doigts de Serge se crispèrent sur les carreaux rouges et blancs du tissu de la nappe, qu’il souleva aux deux coins et tira d’un coup qu’il voulait sec mais dont la molle lenteur le surprit. Assiettes et plats volèrent au milieu de la salle, la carafe d’eau inonda les genoux de l’homme, et un verre ballon intact tournoya au pied d’une adolescente qui le ramassa et le garda à la main sans savoir qu’en faire.

Serge était revenu au comptoir quand  l’homme le rattrapa.

- Toi, je vais te péter la gueule.

Face à la carrure du costaud, Serge impressionnait peu malgré sa grande taille, 1 m 85, quand il se tenait droit. Tous les regards étaient sur lui, même le plongeur était sorti de la cuisine. Serge ne faisait pas le poids. Son adversaire le frappait à la poitrine de petits coups de l’index, cette pression suffisait à faire mal, Serge n’avait aucune expérience de la bagarre, pourtant il se sentait bizarrement calme.

- Oh, je suis sûr que vous pouvez me péter la gueule…

L’homme hésitait. Ce n’était pas la peur qui l’arrêtait, plutôt l’étrangeté de la riposte de Serge.

- Non, mais ça va pas ! cria le patron tout en prenant les deux billets de 50 € que Serge venait de poser sur le comptoir.

- Pour la casse, dit Serge.

- Qu’est-ce qui vous a pris ?

Le patron avait baissé d’un ton, il aurait voulu comprendre, mais Serge n’avait rien à expliquer.

L’homme aux larges épaules n’acceptait pas que Serge lui échappe. Du poing il cogna le dos de Serge, dont le coude heurta un grand plat où reposaient un jambon à l’os et le couteau pour le découper. La lame se terminait en pointe effilée. Plus de 25 cm, Serge le savait : il y avait le même dans la cuisine familiale, autrefois. Un jour, ne supportant pas que Fred, son frère, ait cassé un de ses jouets, Serge s’était saisi du couteau comme d’une arme. La scène lui revenait comme si c’était hier. Pourquoi n’avait-il pas frappé ? Fred effaré était sans défense. Serge avait reposé le couteau. Les deux frères n’en avaient pas reparlé, ni dit mot aux parents mais, la nuit tombée et la maisonnée endormie, Serge avait sorti de son cartable un double-décimètre, et était revenu mesurer la lame : 25,5 centimètres.

Sur le comptoir, le manche était parfaitement aligné pour que Serge le saisisse de la main droite. Une phrase de roman lui revint en mémoire : en plaçant le cœur à gauche, la nature facilite le travail d’assassins en majorité droitiers. Tel était le cas de Serge, et la position de sa victime idéale, proche mais non collée à lui, distance suffisante pour permettre sa liberté de mouvement sans obliger à faire un pas en avant pour frapper. L’homme ne s’y attendait pas : entre ses côtes, la lame entrerait sans effort. Une vie offerte, une mort infligée, et pour l’assassin des années de prison. Serge respirait mal : rien ne l’avait préparé à subir l’émoi d’une liberté si nouvelle. On a rarement le choix de basculer dans le malheur.

La main de Serge avança vers le couteau, remonta vers son portefeuille, et ajouta deux autres billets de 50 €. Le patron empocha le tout :

- Maintenant on se calme. Monsieur a réglé la casse, vous et Madame reprenez votre repas, on va vous changer de table, c’est la maison qui invite.

Serge sortit.

Dans une vitrine, au milieu de mannequins trop élégants d’une improbable minceur, il en imagina un dont la peau de cire brûlée rendrait ses formes plus belles encore, comme un défaut fait ressortir une qualité. L’année passée, Serge avait exposé au Centre culturel des photos de mannequins prises dans les boutiques de la Grande Rue. Il regretta d’être venu sans son Nikon. Puis un corps, un vrai, lui apparut : le sien. Il se demanda ce qui arriverait s’il jetait un lourd objet à travers la vitrine.

La belle sans visage avait-elle été témoin de la scène ?

* * *

Mérisi regardait le site du journal local : dans une ville où rien n’arrive, un infime scandale comme celui de Serge au Grand Café suffisait pour créer l’événement. Sur une photo prise par le smartphone d’un client, Serge se tenait debout au milieu de débris d’assiettes et de plats renversés, crispé, l’air de ne pas savoir ce qu’il faisait là. Quant à ce qui avait transformé un être aussi atone que Serge en casseur de vaisselle, l’article n’en disait rien. Mérisi agacé  ferma le site et se remit au travail.

A l’Agence, société de services informatiques, Mérisi servait d’adjoint à la directrice, prenant pour lui les tâches les plus complexes et répartissant le reste entre une dizaine de salariés. Serge n’était pas le seul employé de l’Agence à faire la Une du journal local. Dix mois plus tôt, Mérisi s’était trouvé par hasard à sa banque au milieu d’un hold up. Un jeune solitaire armé d’un fusil à pompe avait crié :

- Les mains en l’air ou je rafale !

- Impossible, lui avait dit Mérisi d’un ton presque indifférent, tout en levant les bras comme les autres.

- Tu crois ? (L’homme agita le canon de l’arme.) Tu veux vérifier si c’est un jouet ?

- Non, mais on ne rafale pas. Le verbe rafaler n’existe pas.

     La phrase ne faisait pas partie de la gamme des réactions concevables par le braqueur. Le temps qu’il réfléchisse, un client plus téméraire que les autres s’était jeté sur lui : le voleur l’avait repoussé avant de s’enfuir sans rien emporter. Le courage de ce client avait moins marqué les esprits que la répartie de Mérisi, qui en faisant semblant de regarder ses mails  comparait maintenant les deux événements.

Son sang-froid lors du braquage ne méritait aucun éloge. S’il est une gêne dans la banalité de la vie, l’excès de lucidité devient une force dans le drame, et Mérisi n’était bon que dans le drame.

 Depuis toujours, à chaque passage à la banque, Mérisi imaginait comment procéder rationnellement à un hold up. Le jour de l’attaque, rien ne l’avait surpris. Il savait comment opérerait un gangster chevronné, comment tâtonnerait un débutant, aussi bien que s’il avait répété les actes avant de les accomplir.

Le sort l’avait placé au milieu de la scène, offerte à lui comme un spectacle. Aux fauteuils d’orchestre, les clients. Les guichets en guise de plateau, rideau levé. De chaque côté, des lignes de lumière tracées par les tubes de néon blanc : les feux de la rampe. Au fond, des portes fermées, coulisses d’où pourrait surgir un personnage inattendu. A gauche, une ampoule déficiente dont le clignotement intermittent perturbait la concentration du voleur sans qu’il en ait conscience. Au milieu d’un arc de plastique vert fluo, le directeur, de tous les acteurs le plus en quête de rôle. Un reflet éblouissait la surface brillante du guichet, facteur de distraction supplémentaire pour l’homme armé. Parmi les clients bras levés, l’intruse, une femme dépassant d’une tête l’alignement de ses voisins, légèrement penchée - une habitude due probablement à sa taille. Le jaune vif de sa robe découvrait un peu l’épaule gauche, laissant deviner une négligence engageante dans la bretelle de soutien-gorge. Si l’on ajoute un Asiatique au chapeau noir, c’était trop pour le petit cerveau du voyou. Mérisi était connu pour sa faculté de retenir des conversations mot pour mot. Après l’agression, lui seul aurait été capable de dire les couleurs des vêtements de tous les présents, au nombre de neuf, voleur raté compris.

Il n’y avait aucun mérite à faire preuve de présence d’esprit, à condition d’agir indirectement, et sans recours à la force. Mérisi en avait la carrure pourtant : de taille moyenne, il semblait plus petit encore car tassé sur lui-même, plus rugbyman que jeune premier, un Lino Ventura aux yeux clairs, avait dit une de ses premières maîtresses. Mais il s’était bien gardé de bouger, laissant un autre courir le risque de mourir. Ensuite, l’opinion publique avait fait de Mérisi le héros d’un jour, alors qu’il s’était contenté d’appliquer le maximum de conscience à un minimum de réalité.

Un excès de conscience : c’est cette qualité que l’on prenait pour un défaut, et pour ce défaut ses femmes l’avaient quitté, mais d’elles il ne parlait pas, préférant alimenter de brèves allusions les anecdotes qui se racontaient sur lui. Une rumeur lui attribuait un passé sulfureux, qu’il ne démentait pas plus que le bruit selon lequel il fréquentait des escorts, ce qui était largement inexact : à Paris, parfois, non dans une sous-préfecture de province où tout se sait.

Mérisi n’avait pas agi par courage ou par civisme, uniquement pour son plaisir. Dans sa jeunesse, il collectionnait les livres dont vous êtes le héros. Adolescent, il se passionna pour les jeux de rôles, mais bientôt dragons, sorciers et princesses guerrières lui parurent fades. Avec ses copains de lycée, il orientait la conversation de façon que son interlocuteur prononce la phrase qu’il l’avait conduit à dire : l’instant où les mots sortaient lui était un délice, une pamoison, un de ses termes favoris à 15 ans. La dernière année à la fac apporta une révélation. Par défi, il commença par aider un ami à nouer une relation avec une fille dont ils étaient tous deux amoureux (en ces temps-là, Mérisi croyait un peu à l’amour), mais il s’amusa ensuite infiniment plus à brouiller le couple qui ne tarda pas à se séparer. Il était beaucoup plus excitant d’animer des êtres de chair que des monstres médiévaux. C’est dans la vie réelle qu’il exercerait ses sortilèges. Le Maître de jeu, ce serait lui. Le pouvoir ne consistait pas à faire, mais à faire faire. Jamais Mérisi n’aurait pris une initiative comme Serge dans le restaurant. S’il était intervenu, c’eut été pour faire agir quelqu’un d’autre, comme il l’avait si bien réussi à la banque, où le jeune voyou avait par son indécision provoqué sa propre chute. Le secret était de connaître la mécanique des pulsions, surtout des passions réprouvées.

Serge, par exemple : six mois plus tôt, dans une librairie, Mérisi avait décelé chez lui une fêlure en l’observant réaligner plusieurs fois, à l’équerre, des piles de livres mal rangés. Aucune obsession n’est anodine. Mérisi relevait aussi les propos de son collègue, rares mais significatifs, celui-ci en particulier :

- Nous n’avons que le choix du noir.

C’est dans le gris que vivait Serge : un sourire malade, une absence dans le regard, à la vie il préférait la lecture. Serge était du genre à se rappeler ses rêves, à se les répéter au réveil en attendant de les raconter à d’autres. Mérisi ne rêvait pas.

Jusqu’ici, il ignorait ce qui animait Serge, mais un jour il entrerait dans ses rêves. Alors il aurait prise sur lui.

* * *

- La Sportive est habillée court ce matin…  

- La Sportive, elle a un nom.

- Ah... Monica, on plaisante, tu sais bien !

Monica retourna dans son bureau. L’open space valait pour tout le monde, sauf pour la directrice de l’Agence : elle ne l’aurait pas supporté.

Revenue dans la nuit d’une semaine de thalassothérapie, pour son retour, et pour le premier jour seulement, Monica avait choisi une robe fourreau sans manche, verte comme ses yeux et nettement au-dessus du genou, pour se donner le très bref plaisir de se savoir bronzée partout et de sentir que les hommes le devinaient. Pendant une journée, elle jouait à la cover-girl.

Le lendemain, et tous les autres jours, elle porterait un jean noir parfaitement coupé, vêtement idéal pour se rassurer.

L’habitude lui était venue sept ans plus tôt, lorsqu’elle avait fondé son entreprise. Experte en sécurité informatique, spécialiste de l’anti-piratage, donc aussi de l’espionnage économique, sa société était très demandée, au point que Monica reçoive une proposition de travailler pour l’Etat, autant dire pour quelque service secret. Non seulement elle avait refusé, mais elle revendu son entreprise. Il faut que je bouge, expliquait-elle. Ce qu’elle ne disait pas, c’était sa peur de l’erreur. Dans ses anciens locaux, l’escalier de verre était renforcé d’une barrière anti-suicide.

 La spécialiste du secret n’en détenait qu’un : son manque de confiance en elle. Aussi dirigeait-elle maintenant la succursale provinciale d’une société en ingénierie informatique,  fonction en dessous de ses capacités et du salaire auquel elle aurait pu prétendre. Aride dans le langage et les manières, son ton d’autorité lui valait d’être obéie, elle exigeait la précision des mots, et la confusion des genres la mettait mal à l’aise. 

- Tu as l’esprit de sérieuse, lui avait dit un jour Mérisi, sans qu’elle sache s’il lui adressait  un compliment. 

A l’abri de son bureau, Monica laissa sa robe remonter en haut des cuisses et contempla ses jambes comme jamais elle ne l’aurait osé au gymnase. Un ratage, sa semaine de thalasso. Alors qu’elle espérait ne souffrir d’aucun complexe au milieu de femmes d’âge mûr au corps fatigué, Monica s’était vue entourée de trentenaires dynamiques dans leur peau comme dans leur tête, pour qui tout, mari, amies, amant, enfant, corps, travail, film à voir, expo à ne pas rater, maison de compagne et voyage exotique, tout irait toujours de soi.   

La Sportive… Si Monica supportait si mal son surnom, c’est qu’elle détestait ce que le sport avait fait d’elle. L’exercice physique était devenu une addiction dont elle souffrait d’autant plus qu’elle y réussissait à la perfection, et que pour exceller il lui fallait toujours persévérer et risquer la honte de l’échec. Plus elle entendait d’éloges, plus une boule de peur durcissait en son ventre.

Un temps, elle avait cru trouver la solution en Orient, adoptant l’une après l’autre les philosophies les plus paradoxales et les plus contraignantes. Ces préceptes, ces livres de sagesse venus de si loin, elle les lisait, les apprenait et se les récitait par cœur comme des codes informatiques, jusqu’au jour où sa professeur de tai-chi-chuan, ronde et toute petite, lui fit remarquer :

- Vous cherchez une clé, mais êtes-vous sûre qu’il y ait une porte ?

     Depuis, oublieuse d’un sens introuvable, Monica pratiquait un art martial puis un autre sans rien chercher que l’exécution rigoureuse du geste, sculptant un corps dont tout le monde lui répétait qu’il était bien fait : pourtant ses jambes s’abandonnaient rarement au plaisir de laisser le sable d’une plage les caresser.  

Cédant à l’insistance de Mérisi, elle avait organisé au début de l’année une petite fête pour le cinquième anniversaire de l’Agence. Pendant que d’autres buvaient et dansaient, Monica s’était retrouvée en compagnie de Serge. Il parlait, elle écoutait à peine... Son cou, ses mains, sa façon d’incliner la tête avaient quelque chose d’à la fois masculin et féminin : séduisant, Serge, et il n’en savait rien. Bon exécutant, mais elle doutait qu’il brûle comme elle sa solitude dans un tourbillon d’angoisse.

Un email de Mérisi l’arracha à sa morosité. Lui, valait mieux qu’un exécutant. Mérisi aurait pu diriger l’Agence, occuper le bureau de Monica. Pourquoi n’y était-il pas ? Un homme opaque, Mérisi. On ne savait de lui que ce qu’il en disait. Il racontait avoir vécu quatre mois à Tokyo sans sortir d’un hôtel. Piscine sous coupole de verre au 29e étage, salle de sport, salon de lecture, cinéma sur écran géant, un ou deux concerts sur place chaque  semaine, des amours aussi, à Tokyo cela va de soi : un love hotel de luxe ? Dans son récit revenait un nom : Kim : masculin ou féminin ? Par la fenêtre de la chambre, disait-il, une forêt de verre et d’acier de gratte-ciel à perte de vue. Vrai ou faux, on ne saurait jamais, et si  vérité il y avait, elle était sans doute plus choquante que ses mensonges.

Monica commença à pleurer comme elle avait appris à le faire, sans renifler, sans un bruit, et personne ne s’en apercevrait.

* * *

Et si j’avais tué ? Serge ne cessait d’y repenser, revivant la scène, rejouant son rôle, poignardant l’homme, mais continuant ensuite à se mouvoir librement en ce monde comme s’il lui était donné une seconde vie. Le lendemain après-midi, alors qu’il assurait la maintenance chez un client, chaque instant vécu au Grand Café s’imposa à lui avec l’évidence du rêve oublié au réveil et resurgi en milieu de journée. Dans la violence humaine, ce qui l’avait toujours frappé, ce n’étaient ni les coups ni le sang, plutôt le calme annonciateur du désastre. Un vieux reportage de guerre, muet, montrait trois soldats en armes sur une route interrogeant un civil. Le visage de l’homme trahissait son inquiétude, mais les militaires se contentaient de parler : soudain on devinait un coup de fusil, suivi d’un autre, l’homme tombait à genoux, puis s’étalait au bord du fossé. L’absence de son rendait plus palpable la facilité avec laquelle se coupe le fil d’une vie.

Serge ferma les yeux.  Dans sa tête, pour la troisième fois la scène du Grand Café défilait. Il la mimait comme s’il avait commis le meurtre. La télévision régionale en aurait fait son sujet de la soirée, et invité des sociologues à lui donner du sens. Pour Serge, un crime n’était pas plus difficile à comprendre qu’un accident sur la nationale : il avait toujours été étonné que si peu de conducteurs franchissent la ligne à 100 à l’heure afin de s’écraser contre la voiture d’en face.

Sur le site du quotidien local, une vidéo d’une minute traitait l’événement de la veille. Serge espérait mieux qu’une salle vide et un banal comptoir devant lequel posaient trois consommateurs sans relief. L’un d’eux, de forte carrure, portait un manteau de cuir. Serge retravailla l’image : l’infographie était une de ses spécialités. Ajoutant un personnage qui serait son propre double, il mit les deux en mouvement, recomposant différents scénarios. Tantôt le costaud mourait, tantôt Serge le mettait en fuite. Sur un sol de pixels, il traça d’abord un cadavre, puis une flaque noirâtre et sale. Bientôt ces mises en scène lassèrent. Tout était faux, puisque manquait la beauté détruite à l’origine de tout. Mais on ne crée pas la beauté. Il éteignit l’écran. L’image trompait. Peut-être le mot, le mot seul, avait-il le don d’inventer une double vie.

Le lendemain, à l’Agence, la gestionnaire, Anne, souvent moquée derrière son dos pour ses déboires sentimentaux, dissertait sur le Beau.

- La grâce est intérieure. Tenez, je vous apporterai un livre de photos de résidents d’une  maison de retraite. Chaque visage a sa beauté particulière.

Après son départ, Mérisi vint chuchoter à l’oreille de Serge :

- Quand on a sa tête, c’est une chance que la beauté soit intérieure. Remarque, on s’habitue très vite à la laideur.

Serge ne répondit rien.

Il rêva cette nuit-là d’une inconnue au visage de mannequin sans visage, presque aussi grande que lui, debout devant une ville en ruines, décor où l’on apercevait décombres et cadavres. Ces destructions étaient-elles son fait ? ou le résultat de son indifférence ? Un seul de ses regards pouvait tuer, condamner un monde à périr. La femme avait couleur de phosphore, et sur elle une robe moulante cousue à même la peau, incrustée de minuscules pierreries, diamants brillant comme des étoiles naines, mais ses yeux étaient ceux d’une statue. Serge se réveilla. Une chaleur le saisit aux tempes, une fièvre, une ivresse meilleure que l’alcool. Etait-il permis de vivre plusieurs vies à la fois ?

Gilles Dauvé, 2018

Seconde illustration du texte « Pour une moitié de visage »