Juste ce qu'il faut de déséquilibre

Illustration du texte « Point d'équilibre »

POINT D’ÉQUILIBRE

Depuis la fuite de Serge en pleine nuit, Monica avait résolu de le laisser décider du cours de leur relation.

Si explication il y avait, elle se trouvait certainement dans son roman, sur lequel Monica ne posa aucune question, pas plus qu’elle ne songea à l’espionner, ce qui lui aurait été facile lorsqu’il l’avait quittée à l’aube. Elle connaissait ses deux mots de passe, et trois minutes auraient suffi à installer un logiciel lui donnant la main à distance sur l’ordinateur de Serge. Dans son premier métier, ces opérations lui étaient familières. Mais jamais elle n’agirait ainsi avec un amant, même s’il l’était de moins en moins. A mesure que Serge s’éloignait, le désir qu’elle avait éprouvé pour lui cédait la place à une tendresse qu’elle avait du mal à s’expliquer, comme une volonté de le protéger contre lui-même. Si Serge était menacé, sans hésiter elle prendrait sa défense.

En tout cas, dans les jours qui suivirent, à peine se montra-t-il plus disponible qu’auparavant : un être nourri de sa propre substance.

C’est elle qui avait changé. Les heures vouées au gymnase n’étaient plus les mêmes. Exercices, entraînements… son ascèse sportive avait été un vain effort pour se transformer en ce qu’elle ne serait jamais : une femme–mannequin. Adolescente, son rêve était d’être sélectionnée comme figurante dans un téléfilm. En cachette de ses parents, elle s’était présentée au casting, et avait échoué faute de mesurer 1 mètre 70. Faux prétexte, car deux filles plus petites s’étaient vues retenues. La vie n’est pas un concours, avait dit un jour Serge. De lui elle avait appris beaucoup, et jusqu’au goût du frisson.

Grâce à lui, mais il ne semblait pas s’en rendre compte, elle était différente. Quand Serge la touchait, loin de rester inertes les doigts de Monica s’électrisaient, et le contact était si fort qu’il la forçait à nouer les bras autour du torse de son amant, en un tremblement qu’elle n’avait jamais connu avec aucun homme.

Serge maintenant se comportait comme s’il avait rencontré quelqu’un d’autre, pourtant elle n’avait aucun besoin de le filer ou de surveiller ses mails pour être sûre qu’il n’en était rien. Alors, pourquoi s’être si vite dépris ? Et dès les premières semaines ? Monica avait espéré que la nuit de l’éolienne transformerait leur relation, mais…

Mais on peut aimer quelqu’un contre lui, pas sans lui.

Leur rupture ne ressemblerait à aucune autre. Entre Serge et elle, le dernier mot ne serait jamais prononcé. Comme il s’était sauvé au petit matin, il partirait.

Mérisi devait sentir quelque chose. Il se faisait pressant, allusif, plus indispensable encore, séducteur presque.

* * *

Mérisi sentait monter en lui une vexation sourde. Jusqu’ici, les blessures d’amour-propre étaient inconnues de Mérisi : c’est aux autres qu’il les infligeait.

A l’Agence, personne n’ignorait que Serge et Monica se voyaient de moins en moins,  ce qui ne le surprenait guère : Mérisi croyait peu aux amours durables. Ce qui l’intriguait, c’est que rien ne semblait être advenu au Foyer. Puisque Serge y faisait fonction de photographe attitré, c’est bien qu’une trame s’y était tissée, mais laquelle ? Serge aurait pu entamer une liaison avec une des éducatrices, par exemple la rousse que Mérisi avait fréquentée quelque temps pour en apprendre davantage sur le Foyer. Elle possédait les qualités requises : plutôt jolie, timide et velléitaire surtout, ce qui ne manquerait pas de plaire à Serge. Or, depuis trois mois, la rousse sortait avec un géomètre. Il y avait aussi le chauffeur du minibus des handicapés, assez borderline pour attirer Serge. Mérisi se flattait de repérer l’homo qui s’ignore. Rien non plus de ce côté-là. Pourtant, si quelque intrigue avait pu se nouer, c’était sur la scène du Foyer, et Mérisi était bien décidé à en écrire le dernier acte.

Pour comprendre, il filait Serge, qui souvent sortait seul tard le soir, y compris cette nuit de bal sur une place miteuse du quartier Nord, où deux imbéciles s’étaient battus à coups de tesson de bouteille. Quand l’une des petites frappes avait tué l’autre, Serge était au premier rang, hypnotisé par cette violence ridicule et désespérée comme par un spectacle donné pour lui seul.  Si Mérisi avait pu s’insinuer dans la tête de Serge à cette minute, de sa fascination il aurait connu le sens. Serge vivait là intensément, plus réellement que lorsqu’il couchait avec Monica, Mérisi en était sûr, surtout quand il vit Serge se lancer dans les rues comme un fou, traverser un parc en courant, se perdre en direction de l’écluse. Que fuyait-il ?

Pour le comprendre, il modifierait le scénario, ce qui n’était pas pour lui déplaire. Mieux que les positions, dont d’ailleurs ses partenaires lui disaient qu’il était passé maître, Mérisi avait le goût du dispositif. L’érotisme, c’est mettre du sexuel là où les autres ne le verraient jamais, et faire de la possession à distance l’excitant le plus puissant. Prendre les êtres tels qu’ils sont, c’est à la portée du premier venu. Le vrai plaisir, c’était de les conduire jusqu’où ils avaient envie d’aller sans le savoir eux-mêmes.

Faudrait-il passer par Monica pour comprendre Serge ? Bien faite, la Sportive, carrément plus que l’éducatrice rousse. Monica cherchait son rôle, et en attendant jouait fort bien celui de chef d’entreprise, mais là n’étaient que les gestes, l’apparence, le costume, l’immuable jean d’enterrement sous lequel elle dissimulait ses courbes. Tout ce qu’elle faisait, c’était parce qu’elle savait au fond d’elle-même qu’elle ne deviendrait jamais la bonne épouse, la maîtresse de maison, la mère à la fois efficace et frivole, la femme simple, honnête et droite. Séduire cette jolie fille ne devait pas être difficile. Par elle, Mérisi atteindrait Serge.

* * *

En acceptant ce rendez-vous avec Mérisi, Monica savait qu’ils ne se contenteraient pas de discuter de logiciels de maintenance autour d’un verre. La veille, elle s’était acheté une bague en forme de cobra où de minuscules rubis figuraient les yeux mi-clos du reptile. Assise au fond du Grand Café, elle écoutait Mérisi, d’abord seulement amusant, puis brillant et séduisant, et flottait sans hâte entre plusieurs eaux, attendant le moment où il dirait :

- Chez toi ou chez moi ?

Pour coucher avec lui, elle ne mit qu’une condition : aller là où il habitait. Elle espérait connaître Mérisi en pénétrant son repaire. Ce fut un étonnement. Au lieu d’une ostensible austérité zen, elle découvrit le luxe en ruines d’une chambre Empire, l’opulence décrépite d’une table en acajou marbrée de brûlures de cigarette, un guéridon veuf de sa marqueterie, un canapé défoncé… Un décor.

Mérisi montra plus de lui-même dans le sexe, qui chez lui tenait de l’exercice de gymnastique où il se révéla un athlète complet. Monica se laissait faire, son amant se donnait en spectacle, et la performance avait de quoi satisfaire la plus exigeante. Quand ils furent nus debout l’un en face de l’autre, d’un seul élan il la prit par la taille et la lança en l’air, instinctivement elle jeta les bras autour du cou de Mérisi tout en glissant les jambes sous ses bras, alors il passa ses mains sous les fesses de Monica et la maintint en l’air, et c’est ainsi, l’homme portant la femme et la soulevant en rythme, que se déroula leur premier rapport charnel, sans un mot, caressés seulement du souffle invisible de leur enlacement. Tandis qu’il la faisait tourner autour de lui, elle aperçut une robe rouge dans la penderie. Une autre maîtresse ? Monica préféra imaginer Mérisi habillé en femme, sans témoin,  devant sa glace.  Jamais elle n’avait été si bien baisée (Mérisi ne faisait pas l’amour). Jamais non plus elle n’avait été si consciente de participer à un exploit sportif.

Quand ensuite Monica enfila à même la peau la robe rouge, l’homme ne fit aucune remarque, et il prit pour seul habit un long pull moulant qui lui faisait comme une courte jupe de laine.

Mérisi improvisa alors une tirade où elle devina des citations dont elle se retint de demander l’origine :

- Aimer sans foutre, c’est peu de chose : foutre sans aimer, ce n’est rien. Et tu verras, l’accès universel au porno sera la grande mutation anthropologique du 3e millénaire.

Il étourdissait Monica de paroles, et quand il eut l’impression qu’elle perdait le souffle, une question abrupte rompit le monologue :

- Les bourgeois, tu les préfères rigides, ou dissolus ?

Une autre en serait sortie déséquilibrée. Monica s’y était préparée. A l’Agence, elle avait observé qu’en répondant à Mérisi, l’interlocuteur se retrouvait en train de dire tout autre chose que ce dont il parlait avant. Si elle n’y prenait  garde, les secousses verbales de Mérisi la bousculeraient pour extraire de sa bouche une vérité qui n’appartenait qu’à elle. Avec lui, la meilleure réponse était de se taire.

Qu’il la questionne sur Serge, Monica s’y attendait. Il dit :

- Avant de te rencontrer, ça m’étonnerait qu’il ait eu beaucoup de femmes dans sa vie.

- Oh, Serge, c’est un mystère. Y compris pour lui-même.

Lorsqu’il insista, elle simula l’embarras, le rôle lui allait bien puisqu’elle l’avait longtemps tenu, et elle s’amusa à laisser Mérisi incertain de son innocence ou de sa rouerie. Leur deuxième nuit, chez lui bien sûr, elle ne l’aurait pas accepté autrement, après une séance gymnique exécutée à la perfection, profitant de ce qu’il faisait allusion à un voyage dans le grand Nord, elle se dressa nue au milieu du lit pour énoncer :

- Autour des cratères de l’Alaska, la neige, dit-on, demeure sous la cendre.

Mérisi fronça les sourcils, incapable de démêler si le lyrisme de Monica sortait de son imagination ou de ses lectures.

Monica et Mérisi ne faisaient rien pour cacher une relation dont le personnel de l’Agence était au courant, mais Monica continuait de temps à autre à passer une nuit sans enjeu avec Serge, qui faisait comme si le comportement de Monica lui était indifférent. On ne quittait pas Serge : c’est lui qui depuis longtemps s’était quitté.

* * *

De Serge, Mérisi savait beaucoup, sauf l’essentiel, sauf l’étincelle qui soudain ranime un homme éteint, mais une intuition lui disait que tout pour Serge avait commencé par son minable scandale au Grand Café.

Mérisi y entra à son heure préférée, celle où l’artifice des rouges et des verts se reflète dans les carrosseries et sur les trottoirs, quand chaque vitrine est un miroir dont le passant ne sait s’il sépare ou rapproche. Sur trois murs, les glaces du Grand Café multipliaient à l’infini une masse bruyante de corps épaulés les uns aux autres, filles et garçons emmêlés. Mérisi aurait voulu que les néons versent sur eux une pluie de feu. Pour la première fois, il comprit qu’il n’aimait pas les foules. Heureusement, au comptoir, une femme buvait, frêle et solitaire. Il s’assit sur le tabouret à sa droite. Une coupe au casque recourbait vers l’intérieur les pointes de ses cheveux d’un noir brillant. Mais quand elle se tourna pour prendre son sac posé au sol, le côté droit du visage apparut, une peau irrégulière, brûlée ou écrasée, détruite comme un paysage bombardé. Le pire de cette gueule cassée était le contraste entre sa dévastation et la moitié gauche du visage, sans défaut, attirante même. Se faire désirer avant de dégoûter... un monstre !

Mérisi se réfugia au fond de la salle, d’où il se plut à identifier et classer la vaste gamme des chairs et des postures offertes à sa vue. Un jour, il dresserait le catalogue raisonné de ses amants et maîtresses, du Californien épilé à la Japonaise au chat.

Une serveuse quitta le comptoir pour s’approcher de lui. Grande, sans doute 1 mètre 73 (il s’amusait à évaluer les tailles, et plus d’une fois il avait vu juste), svelte, les lignes sinueuses d’une actrice qui pratique la danse, mais plus attirante encore à la ville que sur scène, et les cheveux coupés au bol de garçon manqué.

La serveuse était en fait un homme. Ce serait mieux encore. Après avoir pris la commande, le garçon prit le temps de s’attarder quelques instants à parler avec Mérisi puis, cinq minutes plus tard, en apportant la Zubrowka, plaisanta sur les mérites respectifs des vodkas disponibles au Grand Café.

- Vous fermez tard ? demanda Mérisi.

- Pas avant minuit.

- Alors je vais attendre.

Le serveur le regarda, un peu surpris, mais pas trop quand Mérisi répéta :

- Jusqu’à minuit. Je vais vous attendre.

Le beau jeune homme ne répondit rien et sourit. Beaucoup de séduction, incontestablement.

Mérisi pourtant sortit un quart d’heure plus tard, et croisa le garçon étonné de le voir partir, toujours souriant, mais avec une pointe de déception. Mérisi, lui, ne regrettait rien. Désirable, le serveur, mais il n’avait rien à voir avec Serge.

Pour ne pas rentrer chez lui, Mérisi dériva dans les rues désertes. Le hasard le mena devant le portail fermé du Foyer. Volets clos, lumières éteintes, le Foyer était encore plus mort que le reste de la ville. Médico-pédagogique, tu parles ! Une impulsion le saisit d’entrer par effraction, la serrure ne poserait pas trop de problème, et les dossiers lui apprendraient... Quoi, après tout ?

Mérisi n’était pas assez fort pour être vulnérable.

Il lui fallait imaginer autre chose.

* * *

Un jour, Serge se fit la réflexion que depuis trois semaines, il n’avait vu Monica qu’à l’Agence. Coïncidence, ce soir-là, elle frappa à sa porte. Ils parlèrent très peu et, sur la relation toute récente entre Monica et Mérisi, pas un mot ne fut dit. Qu’elle se donne à d’autres n’avait aucune importance. Quand d’elle-même Monica noua ses jambes derrière la nuque de Serge, le geste lui rappela leur première nuit, au temps où de sa passivité elle lui faisait offrande, sur ce lit, dans cette chambre. C’est elle qui n’était plus la même. La scène était inoubliable comme une dernière fois. Elle dit seulement :

- Nous nous sommes aimés, mais tes amours sont tristes.

Il n’y avait rien à répondre.

Quelques heures après, très tard, accoudé seul au comptoir du Grand Café, Serge entendit Call Me :

Any time

Any place

Anywhere

Anyway........................

Il ferma les yeux pour se rappeler le visage. Son visage. A peine s’il disait son nom maintenant. Les désirs se renouvellent par les images, et l’image était floue. Les vêtements qu’il invoquait, le short à franges, la robe cache-cœur, se confondaient avec des centaines d’autres. Les traits demeuraient cachés : à leur place, défilaient des photos de catalogues de mode. Il y avait eu un temps où chez lui, dans la rue, en voiture, au travail ou entre les bras de Monica, penser à elle suffisait à la faire apparaître. Pas une fois il n’avait essayé depuis la destruction du disque dur et du Journal. En esprit, il se déplaça à l’endroit exact où il l’avait croisée, un matin, accompagnée de sa mère, devant la poste. Seuls les cheveux s’esquissèrent, curieusement raccourcis. La bouche semi-ouverte, les yeux graves, il pouvait les décrire, non les voir. Il renonça. Ce qu’il avait vécu n’était ni mensonge ni réalité, simplement un jeu d’acteur pas moins sincère que les amours de la plupart des habitants de la ville.  Quand il revint à lui, ses voisins le dévisageaient. Il rentra chez lui sans elle.

* * *

Mérisi n’ignorait pas que l’objet désiré l’est toujours plus si l’on peut s’en faire une belle idée fausse. Quelle idée Monica se faisait-elle donc de lui ? Déconcertante, la Sportive ! Elle assortissait sa conversation de formules d’une poétesse du dimanche : explosante et fixe… la terre tremble quand on s’aime…. les fleurs du visage... crime vertueux… convulsive et apaisée… Il n’aurait pas imaginé chez elle ce goût du mot pour lui-même, qui semblait à Mérisi le comble du ridicule. Alors, pour la sonder, ou la pousser à bout, il citait les trois états de la femme selon l’Arétin, la nonne, l’épouse, la prostituée, ajoutant que l’auteur de poèmes luxurieux avait également rédigé des textes d’une sincère piété religieuse :

- Ce qui n’était pas exceptionnel au 16e siècle… .

Mais quand il développait, elle écoutait sans donner prise. Mérisi multipliait autant les positions que les allusions érotiques, espérant des confidences sur Serge qui ne venaient jamais. Il se fit plus direct en l’interrogeant sur la jalousie. Au lieu de répondre sur ce que Serge pourrait ressentir de sa liaison avec Mérisi, Monica parla d’elle :

- Jalouse ? Non. T’imaginer en train de faire l’amour avec une autre, ça m’exciterait plutôt.

Elle accompagna cette déclaration d’un sourire dont il ne sut s’il était d’ironie sur elle-même ou contre lui.

Chez les autres, Mérisi détestait l’équivoque. La Sportive, il la voulait comme celles qui l’avaient précédée : une statue animée. Les veines les plus belles sont celles du marbre. En cela elle le comblait, se laissait habiller et déshabiller à sa guise, trop facilement même. Aussi, pour éprouver sa docilité, il avait pris l’habitude de lui donner des ordres, rien de très exigeant au début, puis des injonctions plus pressantes, plus embarrassantes. Obéissante, elle acceptait de rester debout nue devant lui, sans bouger, plusieurs minutes, sous son regard, avant d’enfiler le string taille haute et la robe moulante sexy fashion choisis pour elle par  Mérisi. Il lui donnait rendez-vous dans un café, à une table précise, avec consigne de ne rien faire, de n’adresser la parole à personne, de l’attendre, et il arrivait avec une heure de retard sans explication. S’il échappait à Monica une de ces formules idiotement poétiques qu’elle affectionnait, il la punissait d’un quart d’heure de silence, ou l’obligeait à lire à haute voix une page de pure pornographie. De plus en plus, Monica payait les menus manquements à la discipline de petits gages qu’elle accomplissait bon gré mal gré. Le soir où il lui ordonna de sortir sans culotte sous une robe très courte, elle accepta sans presque hésiter, avant de se laisser baiser dans le parking souterrain de la gare.

- Monica, sur une échelle de 1 à 10, tu dirais que tu as joui comment ?

La Sportive avait un entraîneur désormais.

Cependant Mérisi restait insatisfait. Il était entré dans cette relation pour atteindre un Serge qui habitait d’inaccessibles lointains. D’autres se seraient contentés du corps superbement sculpté de Monica. Elle était faite au moule : tant d’heures vouées à la gymnastique et à la compétition, tant d’exercices, d’années sans tabac ni alcool, de régime, de yoga, pour produire ce ventre plat, ces fesses dures, ces seins fermes, tout cela n’avait été créé que pour Mérisi. Sur une plastique digne des pâles Vénus de Canova, lui seul jouissait du privilège de glisser le regard et le doigt.

Mais Mérisi ne se contenterait pas d’un tel dénouement. La Sportive n’était qu’une intermédiaire. Chez Serge, tout était lié au Foyer, Mérisi en avait eu l’intuition dès le début. Si Monica ne suffisait pas, il trouverait mieux, une femme plus au cœur de ce qui animait Serge. Déjà il en avait approché une autre, et dès qu’il le faudrait, il bousculerait les choses et les êtres.

* * *

- Je le laisserais jouer à la poupée.

En entrant dans le café du quartier nord où Mérisi lui avait imposé un rendez-vous, Monica venait de parler à voix haute. Mérisi choisissait des lieux susceptibles de la mettre mal à l’aise : unique femme dans un café d’hommes, elle apercevait par la vitre la place où quelques mois plus tôt un bal s’était achevé sur la mort d’un adolescent. Un quartier à éviter, surtout pour une femme seule.

Mais ces lourds regards masculins qui autrefois l’auraient gênée, Monica les voyait   maintenant comme une curiosité. Personne ne change complètement, mais elle se savait différente. Pourquoi ? Elle aurait été en peine de le dire. Ce dont elle était sûre, c’est de s’être lassée de sentir sa vie lestée d’un poids, telle une barque ralentie par une branche d’arbre ou le corps d’un noyé. C’est une erreur de souffrir quand il y a mieux à faire. Championne de natation, virtuose informatique, chef d’entreprise… elle serait autre chose désormais, qu’elle ignorait encore.

Sur son iPhone, elle fit apparaître Le Cauchemar de Füssli, que Serge lui avait fait découvrir. Chez son ancien amant, le tableau l’avait inquiétée moins pour le monstre assis sur la dormeuse que par le cou démesuré de la femme au corps abandonné sous les plis d’un long vêtement aux allures de suaire trop blanc. Ce n’était pas l’horreur du cauchemar qui avait troublé Monica, plutôt la peur de ce serait le réveil. Mais le pire, ce n’était pas le démon, c’était la présence du cheval aux yeux d’argent. Six mois auparavant, elle n’y avait vu qu’un désordre d’émotions. Aujourd’hui l’œuvre lui apparaissait autrement : douleur et instinct de vie n’étaient pas incompatibles.

Serge brûlait, comme brûle la glace, sans réchauffer, mais il lui avait donné quelque chose, qu’un jour si elle avait le temps elle se donnerait la peine de comprendre.

Monica éteignit l’iPhone. Cette image n’était que pour elle. Elle ne la partagerait plus avec Serge, et jamais Mérisi ne la verrait.

Mérisi… Un maniaque du contrôle… c’était ce qui le perdrait. Contre lui, elle se laisserait emporter avec le flot sans couler, montrant une façade lisse comme les demeures bourgeoises du centre-ville. L’obéissance était le meilleur masque, une timidité feinte, sans excès, sinon il s’en rendrait compte.

Pour le plaisir d’arpenter les rues, Monica était venue à pied. En chemin, elle avait repéré dans un magasin une robe cache-cœur en crêpe fluide qu’elle se promettait d’acheter dès le lendemain, complément idéal de ses nouveaux escarpins noirs. Dans quelques jours, elle les porterait au travail, et Mérisi croirait y voir son œuvre.

Pour lui, rien ne comptait autant que le vêtement. Chez lui, Monica ne mettait que ce qu’il lui permettait. Seule exception, la robe rouge : quand sur sa peau nue Monica faisait exprès de s’en revêtir sans autorisation, au lieu de châtier son incartade, il se lançait dans un discours sur le théâtre, regrettant que si peu de personnages masculins soient incarnés par des femmes. Monica se rappelait son oncle jouant en amateur des rôles travestis, dont elle gardait un souvenir délicieusement trouble qu’il était hors de question de partager avec Mérisi.

Pour l’heure, elle avait suivi ses ordres à la lettre : s’asseoir à cette table entourée de buveurs de bière et d’accros au PMU, dans ce qu’il imaginait le cadre le plus embarrassant pour une femme bien élevée comme elle.

- Et sans soutien-gorge, je te prie.

Le plaisir serait pour elle : Monica avait une belle poitrine. Ce n’est pas elle qui aurait eu besoin de frotter un glaçon sur les bouts de ses seins pour les faire saillir. Elle en avait même rajouté avec un débardeur noir moulant libérant ses épaules et ses bras… plus sexuellement explicite que Le Cauchemar de Füssli, et c’est ce qui lui plaisait. Sur le plastique de la table, les pupilles rouges de sa bague-cobra projetaient un infime reflet qu’elle était seule à percevoir. Monica leva les yeux. Debout, un client, charmant au demeurant, s’était adossé au comptoir et retourné vers elle, faisant mine de lire le journal tout en admirant la pointe visible des seins d’une belle femme. Il ne lui serait pas venu à l’idée de prendre Monica pour une sportive.

* * *

Serge vit Mérisi se pencher vers lui :

- Si tu es libre ce soir, tu pourrais rendre service à une personne qui en a vraiment besoin.

- Qui ça ?

- Une de mes voisines.

Sur un ton moins caustique qu’à l’ordinaire, Mérisi expliqua qu’une dame habitant sa résidence et vivant seule avec son fils souffrait d’une panne d’ordinateur. Lui-même avait promis de passer la voir ce soir-là, mais on venait de l’appeler en urgence à l’Office Public des HLM, un des gros clients de l’Agence.

Serge se rendit sur les lieux. A proprement parler, Mérisi et elle n’étaient pas voisins : la résidence comportait cinq bâtiments et elle habitait le plus éloigné de celui de Mérisi.

- Serge ! Je ne savais pas que c’était vous qui alliez passer.

- Sarah…

Serge reconnut la femme qui avait apprécié ses photos au Foyer. Accroupi par terre, un jeune garçon assemblait de briques rouges et jaunes les murs d’une maison Lego sans toit. Olivier : Serge se rappelait le visage et le nom.

Sarah le conduisit jusqu’à sa chambre. Elle désigna dans un angle, sur une petite table, le clavier, l’unité centrale, l’imprimante, un fouillis de fils :

- Depuis une semaine, Windows bloque, rien ne s’affiche, impossible d’envoyer des mails, alors je me suis permis d’en dire deux mots à Monsieur Mérisi, puisqu’il est dans l’informatique…

- Vous le connaissez ?

- Pas vraiment, mais on se parle sur le parking. Comme il sait que mon fils va au Foyer, il prend toujours de ses nouvelles, il me pose des questions, ce n’est pas le cas de tout le monde, certains de mes voisins évitent même de croiser le regard d’Olivier…. Je dis ça, Monsieur Mérisi est très aimable, mais avec lui je ne suis jamais tout à fait sûre de ce qu’il pense.

Serge n’entendit pas. Seul l’intéressait l’ordinateur, qu’il n’eut aucun mal à débloquer. Assise à côté de lui sur un tabouret, penchée de biais vers l’écran, Sarah portait un pull en V légèrement décolleté. Il lui installa quelques logiciels, lui apprit comment télécharger des livres gratuits, puis à utiliser Photoshop… le temps passait sans ennui.

A leur retour dans le salon, le petit garçon était entouré de murs aux couleurs dépareillées. Il regarda Serge comme s’il ne le voyait pas, mais Serge ne l’avait pas oublié. Sarah paraissait gênée : était-ce dû à l’infirmité de son fils, au service qu’on venait de lui rendre bénévolement, ou à la surprise de revoir le photographe du Foyer ? Elle avait l’attirance d’une femme maltraitée par la vie mais qui ne s’était pas laissé descendre dans le malheur. Il accepta un café.

- Votre tour a déjà six ans, c’est peut-être le moment de changer pour un portable. Ils font des promotions chez…

- Oh, je ne saurais pas choisir.

- Je pourrais vous aider.

Le samedi suivant, ils se retrouvèrent tous les trois à la grande surface spécialisée en informatique. Olivier parlait très peu, et Serge avait grand mal à le comprendre. Il les raccompagna, déballa et installa tout.

- Vous vous habituerez vite... c’est plus simple d’utilisation.

Sarah était de nouveau assise à son côté. Sous un pull noir, seul dépassait le col blanc d’un chemisier sage. Pas de décolleté, mais Serge remarqua le bleu-vert des yeux. Le nez épaté de Sarah, presque écrasé, lui aurait donné un air renfrogné si le sourire ne lui était pas venu si facilement.

Invité à dîner, il prétexta du travail en retard. Sur le palier, avant de se quitter, l’informaticien et la mère d’Olivier n’échangèrent qu’un long regard muet.

* * *

Par ses contacts dans son ancien métier, Monica savait maintenant pourquoi Mérisi avait été contraint de quitter Paris. ALIBI, la société qu’il avait fondée, fournissait aux amants et amantes volages la justification de leurs infidélités. Le mari censé partir en voyage d’affaires en Hollande alors qu’il passait un week-end adultère à Barcelone pouvait s’acheter toutes les apparences d’un séjour à Amsterdam : billet d’avion électronique, copie de réservation d’hôtel sur l’Herengracht, sa photo en compagnie de collègues dînant dans un restaurant indonésien et, après son retour à la maison, l’épouse légitime pouvait lire les emails envoyés par les amis qu’il s’était faits au musée Van Gogh.  Le tout informatiquement imparable : avec ALIBI, la fausse identité valait la vraie. Le commerce du mensonge florissait, jusqu’au jour où Mérisi avait pris goût à entrer dans ces doubles vies. Monica connaissait même le nom du couple dont le mari s’était suicidé. Mérisi pourtant n’avait rien d’un sadique : dans une vie différente, son talent en aurait fait un comédien excellant dans les rôles outrés, jouant de lui-même comme des autres, tout à la fois charmeur,  pernicieux et détesté.

Mais Mérisi était incapable de résister à sa passion manipulatrice. Monica n’avait pas oublié le jour où elle l’avait vu épier Serge en train de regarder la femme de ménage venue postuler pour un emploi à l’Agence, accompagnée de sa fille, une handicapée qui fréquentait le Foyer. Si Mérisi manigançait quelque chose, c’était en rapport avec Serge.

Une après-midi, Monica s’inventa un prétexte pour s’attarder dans l’open space et les observer, Serge et Mérisi séparés l’un de l’autre par quelques mètres, chacun absorbé par sa tâche, enfermé dans son monde, si différents, celui au rire supérieur et celui à qui l’ironie était étrangère, que tout opposait, pourtant liés par ce qu’elle ignorait. Elle s’amusa à intervertir leurs places : superposés, confondus, frères ennemis. Ce soir-là, au lit avec Mérisi, fermant les yeux, elle imagina Serge faire les gestes de Mérisi, c’était impossible, elle sourit, rouvrit les yeux, vit l’étonnement de Mérisi, se reprit, sur son visage Mérisi ne lut que la montée du plaisir, elle se garda de le détromper, bientôt le plaisir arriva – avec lui la jouissance était garantie.

Chez Mérisi, elle avait placé deux minuscules cameras, et installé sur son ordinateur un spyware. Elle apprit ainsi que son adjoint était familier d’un site de poker : curieux pour celui qui se vantait de ne rien livrer au hasard. Ce joueur jouait pour perdre. Se lancer un défi l’excitait plus qu’un désir comblé.

Bientôt, sans savoir encore comment, mais son expérience lui en trouverait le moyen sans presque sortir de la légalité, Monica ferait le nécessaire pour forcer Mérisi à démissionner de l’Agence,  ce qui le pousserait, elle en était sûre, à quitter la ville. Il ne méritait pas mieux, pas pire non plus : Monica n’avait pas l’âme d’une justicière. Ensuite, puisqu’il faudrait à l’Agence un adjoint, Serge ne serait pas une mauvaise recrue : malgré ses légères névroses, il valait mieux qu’un simple exécutant. Mais jamais elle ne renouerait avec un homme qui avait besoin d’une partenaire faible pour ne pas craindre de lui être inférieur. Si Mérisi vivait par les autres, Serge vivait dans sa tête. Aucun des deux n’habitait sa vie.

* * *

N’imaginant aucun prétexte pour revoir Sarah, Serge finit par lui téléphoner, mais prit soin de l’appeler une après-midi où il savait qu’Olivier serait au Foyer. Dix minutes après son entrée dans l’appartement, Sarah et Serge se déshabillaient l’un l’autre doucement, très lentement pour retarder l’étreinte. Un long moment plus tard, la tête sur la poitrine de Serge, elle lui dit :

- Il y a quelque temps, tu n’étais pas seul.

- Non, je sortais avec… Avec ma patronne, en fait.

- Une jolie fille… quand on la voit en ville, elle ne passe pas inaperçue.

Chez Sarah, il aimait une simplicité dans sa façon d’être prise et de le prendre.

Cette première fois fut suivie d’autres, en général chez elle, moins fréquemment chez lui. Mérisi fut très vite au courant de leur relation : il lui arrivait de croiser Serge sur le parking de Sarah, où ils se saluaient d’un signe de tête. Pourtant, jamais Mérisi n’y faisait allusion, discrétion inattendue de sa part. A l’Agence, les rapports entre Serge et Monica redevenaient professionnels, sinon détendus. Dans la rue ou au restaurant, on voyait souvent Mérisi et Monica ensemble et elle en paraissait satisfaite. Serge repensait rarement à l’année qu’il avait traversée avec elle.

Serge prit l’habitude d’emmener Olivier à la piscine et de l’aider à faire ses devoirs, car il allait quitter le Foyer pour une scolarité en classe spécialisée. Bientôt Serge comprit à peu près tout ce que disait le garçon. Le dimanche, ils partaient tous trois en forêt. Serge se réconciliait presque avec l’idée de s’occuper d’un enfant, d’autant plus facilement que ce n’était pas le sien.

La sensibilité de Sarah l’inclinait vers le classique, trop parfois au goût de Serge, mais elle n’en éprouvait aucun complexe :

- La marginalité, c’est pour les célibataires sans enfant.

Un jour qu’il lui montrait des reproductions de Bruno Schulz, d’abord interloquée devant le sado-masochisme de ses gravures, elle éclata de rire.

- C’est la bonne attitude, dit Serge : Schulz avait le sens de l’humour.

- Je préfère quand même l’impressionnisme.

Un soir où elle lui racontait son passé, il évoqua un peu le sien, et conclut :

-  On ne devient sage qu’à ses dépens.

-  Le cardinal de Retz ?

-  Non, c’est dans une lettre de la comtesse de Longeville au père de Sade.

-  J’aime quand tu parles de Sade, mais tu auras du mal à me convaincre de le lire.

Sarah et Serge ne feraient probablement pas l’amour sous une éolienne à 3 heures du matin, mais il se rappelait avec un infini plaisir la soirée où ils s’étaient dénudés sur un tapis entourés de six bougies blanches. Lorsque Sarah les avait allumées, un fil de fumée s’était élevé comme un encens, l’odeur forte se mêlant un instant au parfum de la cire avant de disparaître, et il n’était plus resté qu’eux deux.

Comme tous les amants, dans les premiers temps, ils avaient consacré beaucoup d’heures à s’enlacer et à parler. Quand Sarah décrivait des épisodes heureux ou douloureux de sa vie, Serge souffrait de ne pouvoir se montrer aussi direct et franc. Il avait un secret. Mais, revoyant dans sa tête Le Journal, sans nier que quelque chose lui soit arrivé, il savait de moins en moins de quoi il s’agissait. L’année passée s’était déroulée à la manière d’un événement suspendu, sensoriel et physique, mais dont la réalité était celle d’une surface sans fond ni revers. Un corps sans ombre, dont le souvenir le marquerait à jamais, plus fort que mille moments vécus, mais ce noyau de nuit portait un nom désormais inutile. D’ailleurs, s’appelait-elle comme il s’était plu à l’écrire ? De loin, il avait entendu les éducateurs dire Elise, Liliane, Elodie, Hélène, Eliane, Emilie, Lydie… ou tout bonnement un prénom : elle. Nulle part, jamais il ne la rencontrait : avait-elle déménagé, ou disparu ?

Un dimanche après-midi, alors qu’il revenait d’assister à un match de foot en compagnie d’Olivier, le garçon tantôt confiant, tantôt morose qui marchait à ses côtés lui prit la main, avec une moue que Serge eut envie de prendre pour un sourire : il se dit qu’il se rappellerait peut-être cette sortie comme le jour où enfin la vie berçait son déséquilibre.

Gilles Dauvé, 2018

Seconde illustration du texte « Point d'équilibre » : Les filles d'ailleurs